Seung-Jun YI – « In The Absence »

Au départ, c’est juste un long travelling au-dessus d’une mer très calme, la mer Jaune. La seule à détenir la vérité sur le naufrage du Sewol, ce 16 avril 2014. Près de trois cents morts, presque tous des lycéens. Le traumatisme national qui a fait basculer la société sud-coréenne. Cette mer n’est pas qu’une mer, c’est un sanctuaire. Et lorsque la bande son nous livre l’appel d’un passager à un centre d’appel d’urgence pour lui signaler qu’un navire commence à couler, ce travelling prend tout son sens : face à l’irreprésentable, rester à la surface des choses. Au risque de la superficialité.

                               Capture d’écran ©Fields of vision

Ce jour de printemps 2014, les images impensables d’un ferry de 6800 tonnes se couchant dans la mer faisaient le tour des écrans de la planète. Quelques-uns s’en souviennent. Mais une actualité chargée devait balayer et les images et les questions. Pourtant, à qui prêtait attention, des éléments discordants apparaissaient dès le départ. La voix détachée des autorités. Le peu de mouvements autour du ferry, hormis quelques barques de pêcheurs, d’une patrouille du gouvernement, d’un hélicoptère hélitreuillant de rares lycéens hagards. Où se trouvait le prodigieux navire de sauvetage flambant neuf que le pays venait d’acquérir ? L’armada de plongeurs-sauveteurs ? Ou les centaines de passagers ? L’aspect discordant des images créait un effet sidérant. Et c’est cet effet qui a peut-être, les premiers temps, retardé la prise de conscience de la tragédie, ruinant le « golden time », c’est-à-dire les heures d’or pendant lesquelles il était possible de sauver les passagers.

Le long travelling sur la mer Jaune et la vision qu’il englobe témoignent pourtant d’un angle de vue intentionnellement délimité, d’une ligne éditoriale circonscrite : nous resterons presque du début à la fin en mer, au plus près de la tragédie (d’aucuns diraient au cœur de l’événement, mais nous éviterons). Pour un court-métrage limité à 29 minutes, cet angle permet d’éviter la dispersion, d’offrir une réelle simplicité de traitement de l’information et son impact probable. Mais cette simplicité s’exerce au détriment de la profusion d’événements survenant ailleurs au même moment : l’État-major puis la présidente énonçant d’une voix atone aux parents des passagers, rassemblés dans un grand gymnase, que tous ces derniers étaient sauvés ; le pêcheur se frayant le soir un chemin parmi eux pour révéler qu’il est allé sur le lieu de l’accident et qu’il n’a vu aucun secours ; les cris et les pleurs des mères couvrant alors les voix des militaires ; l’invraisemblable cascade de mascarades et de désinformation du pouvoir durant des mois, des années alors que tout le peuple sud-coréen se range au côté de la colère des parents ; cette colère grandissant non seulement contre le pouvoir mais contre la croissance folle qui leur a fait oublier leurs valeurs spirituelles ; les cohortes de manifestations, marches, tontes publiques rythmées par les pleurs de honte et de douleur ; les torrents de couleur jaune vif devenue celle du souvenir – depuis les parterres de fleurs jusqu’aux pins — inondant le territoire et les réseaux sociaux ; la vague d’indignation faisant basculer la cote de popularité de la présidente sous les 40%, l’obligeant à accepter le renflouement à 100 millions de dollars du ferry, mais ne pouvant empêcher sa propre destitution.

                               Capture d’écran ©Fields of vision

Mais voilà, nous sommes toujours là, survolant une mer impassible. Sur les images du ferry qui s’incline, les appels horodatés donnent la mesure du problème. Ceux de la Maison Bleue de la présidente qui occupent les lignes d’urgence en réclamant une vidéo. La lourdeur hiérarchique qui paralyse les décisions. Les errements de communication jusqu’à l’absurde. Au-dessus des flots de la mer Jaune, nous sommes dans le traitement symbolique qui ne manque pas de force. Nous le restons lorsque les caméras de surveillance du ferry nous restituent les images des camions puis des bagages brinquebalés dans les soutes, nous laissant imaginer ce qu’il en est des passagers. Ou pas. Car lorsque nous sont restituées les images envoyées par portables des ados dans leurs cabines sur lesquels se déversent les ordres invraisemblables des haut-parleurs, « Stay put, please don’t move », une horreur lente peut nous gagner, l’envie de crier « Run, run, run ! » Ainsi le film dévide-t-il tout à la fois le réel et le symbolique, les nœuds du problème : c’est parce que nous sommes dans la société sud-coréenne, généralement habituée à une obéissance aux ordres, que la tragédie s’est déroulée. Seuls ceux qui ont désobéi ont eu la vie sauve. Et le capitaine qui a fui en se dévêtant de son costume. Ce symbolique possède une certaine dignité, demeurant dans les limites du respect des victimes dont de nombreuses vidéos envoyées aux parents donnaient sur Youtube d’insoutenables détails de l’horreur qui montait. Il a également le mérite de faire résonner l’absence de ces victimes, décuplant le sentiment de tragique impuissance.

                               Capture d’écran ©Fields of vision

Ce qui monte petit à petit à la vision du court-métrage, c’est un puissant sentiment de solitude, d’abandon. Le titre In the absence prend tout son sens et même tous ses sens : absence du capitaine, absence des autorités, absence de décisions, absence de compréhension de la situation. Jusqu’à ce jeune rescapé témoignant : « Ceux qui étaient censés nous protéger étaient absents. » Des années de lutte, d’enquête et de procès seront nécessaires pour qu’enfin la responsabilité de l’État sud-coréen soit reconnue par la justice. Cela, le film ne le dit pas. En survolant la mer, il survole aussi la partie immergée de l’iceberg : l’énergie démesurée, opiniâtre, épuisante dépensée par les familles pour rechercher les causes et les responsabilités du naufrage. Une seule certitude, elles sont multiples. Aujourd’hui encore, les nombreuses obstructions du gouvernement aux différentes enquêtes et à leur indépendance laissent d’insoutenables parts d’ombre.

                                Capture d’écran ©Fields of vision

Un sujet aussi tragique que le naufrage du Sewol peut-il être traité tout à la fois par l’émotion et par l’information ? Un précédent film, The Diving Bell – The Truth Will Not Sink With Sewol, réalisé par un reporter qui devait se voir licencié, investiguait, soulevait les questions, posait les (lourds) problèmes sur la table et la renversait. Dignement. Courageusement. The Diving Bell est à voir absolument (sur YouTube). In The Absence quant à lui a reçu l’Oscar du Meilleur Court-Métrage Documentaire aux Academy Awards en 2020, le Grand Prix du Jury aux AFI Docs Festival en 2019, le Grand Prix du Jury aux Docs NYC en 2018. Il est également visible sur YouTube. Le grand film sur le naufrage du Sewol reste, lui, à faire.

Ici un entretien du réalisateur qui témoigne de sa rencontre avec les familles de victimes : www.fieldofvision.org/in-the-absence-interview

FICHE TECHNIQUE

Réalisateur : Seung-Jun YI

Production : Fields of Vision

Couleur – 29 mn

Sud-coréen-US

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A propos de Danielle Lambert

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