Dans le précédent long métrage de Yeo Siew Hua, l’étonnant Les Étendues imaginaires, auréolé du Léopard d’or à Locarno, un inspecteur enquêtait sur la disparition d’un ouvrier, employé d’une usine exploitant une population précaire travaillant dans des conditions proches de l’illégalité. L’argument du polar social, très bien traité, à la manière des excellents Blind Shaft et Black Coal, dérivait vers un ailleurs, loin du naturalisme, opérant ainsi une virée du côté de l’onirisme, voire du fantastique. Le singapourien poursuit cette veine aussi déroutante qu’exigeante. Stranger Eyes débute par une vidéo numérique montrant une famille unie, un jeune couple et leur petite fille. Cette dernière a disparu lors d’un moment d’inattention dans un parc à jeux. Les parents, Junyang et Shuping, visionnent les enregistrements à la recherche d’indices. En vain. Jusqu’au jour où un mystérieux voyeur leur glisse sous la porte des DVD filmant leur quotidien dans l’intimité la plus gênante. Junyang et Shuping se demandent s’il ne s’agit pas de la personne qui aurait enlevé leur fille.

Copyright Akanga Film Productions
Ce dispositif implacable, entre Hitchcock et le Michael Haneke de Caché, nourrit chez le spectateur la projection d’un thriller vertigineux et cérébral, doublé d’une réflexion sur le voyeurisme et le fétichisme. Évidemment, c’est une fausse piste. A nouveau, Yeo Siew Hua casse la mécanique de l’intrigue pour déconstruire un récit qui prend un tournant insolite, et même déceptif dans son sens originel. Déjà, il sème le doute sur la nature réelle de cette petite famille, plus dysfonctionnelle que l’image déformée des premières vidéos. Junyang, frustré dans son travail, n’est pas fidèle, et Shuping, qui ne se sent pas à la hauteur en tant que mère, camoufle mal une tendance à la dépression. Ces images manquantes, dévoilant une autre facette, sont révélées par les enregistrements de cet étrange inconnue. Un temps, il nous vient même à l’esprit l’idée horrible de l’infanticide, d’autant que la mère d’un des parents, très envahissante, se comporte étrangement, comme si elle protégeait un secret.

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Prenant le contre-pied de la narration classique, s’octroyant le droit à la frustration, il adopte au bout de 30 mn le point de vue du voyeur, personnage complexe et mutique qui va dès lors s’étoffer. Présenté comme un harceleur dans un premier temps, Lao Wu, antagoniste hitchcockien sur le papier, se révèle progressivement un observateur insolite, un voyeur dénué de la moindre perversité. Tombe-t-il amoureux de Shuping ou souhaite-t–il seulement l’aider à surmonter son angoisse pour devenir une bonne mère ? Est-il un sociopathe obsessionnel qui préfère séparer un bébé de sa famille ou cache-t-il un secret plus profond, une blessure qui l’oblige, dans un monde sur-connecté, à observer ses concitoyens, à se projeter dans l’intimité de couples élevant leurs progénitures ? Le suspense n’est que de courte durée, d’autant que ce grand solitaire est interprété par l’acteur fétiche de Tsai Ming Lang, Lee Kang-sheng, revu récemment dans le très beau Blue Sun Palace, qui porte en lui une mélancolie et une tristesse infinie.

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Finalement, l’enquête se révèle filandreuse, et même d’un intérêt limité, tant la résolution, expéditive, arrive à un moment où le spectateur, comme projeté dans L’Avventura, n’y pense plus. La banalité de l’explication est assumée par un cinéaste pour qui la structure policière n’était au final qu’un prétexte pour raconter un tout autre vertige. Dans une société surpeuplée, où la tendance à l’invisibilité domine, la multiplication des écrans et des réseaux brise l’anonymat dans un jeu de regard où chacun surveille l’autre, à commencer par l’État, le premier à surveiller les concitoyens. Le cinéaste ne cesse de basculer d’une subjectivité à l’autre, dans une sorte de jeu du chat et de la souris où le regardé devient le regardant. En effet, dans la dernière partie, le jeune père, s’intéresse à son voisin d’en face, à son histoire. Il va donc le suivre, se retrouvant dans la même position que celui qu’il a soupçonné. Stranger Eyes se mue en une oppressante réflexion sur l’identité, le droit à l’image : le cinéaste soulignent que les espaces où notre corps et notre esprit ne sont pas dépossédés sont de plus en plus rares, et surtout précieux. Cette méditation existentielle sur la place de l’individu dans un système où Big Brother n’est plus une menace lointaine mais une réalité tangible échappe à l’écueil du discours théorique par ses choix formels judicieux. La mise en scène pourrait être glaciale et épurée, nous mettant volontairement à distance de son sujet. Nimbée d’une magnifique photographie aux teintes chaudes, elle est au contraire enveloppante et sensuelle, laissant la part belle à une caméra mobile, qui permet au film d’être incarné, attentif à ses personnages.

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Il en résulte un beau film étouffant et inquiétant, toujours sur le fil du rasoir entre le réalisme et l’onirisme, la vérité et le mensonge, plus émouvant que Les Étendues imaginaires. Un pas supplémentaire est franchi pour Yeo Siew Hua. Non seulement, il est très doué mais il possède aussi une vrai vision de cinéaste qui s’accompagne dans Stranger Eyes d’une profonde humanité.
(Singapour/Taiwan/France-2024) de Yeo Siew Hua avec Chien-Ho Wu, Vera Chen, Lee Kang-sheng, Anicca Panna
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