Genève, une boite de nuit huppée, un bel appartement, les rues désertes illuminées par ses enseignes de luxe. Un groupe de jeunes gens très aisés boit du champagne et se poudre le nez de cocaïne coupée de poussière d’or. Trois lieux, trois temps d’une soirée du côté de la jeunesse dorée genevoise. Pour ce court-métrage, Virgil Vernier s’est associé à des étudiants de la HEAD à Genève. Lors du festival Côté court 2020, il a remporté le grand prix André S. Labarthe.

Ni documentaire, ni totalement imaginaire, Sapphire Crystal est une fausse fiction. Elle rejoue la réalité à travers des histoires et des corps authentiques. Ces jeunes corps, acteurs le temps de cette expérimentation, ont été repérés sur le compte Instagram de la boite de nuit la plus chic de Genève ; drôle de casting, à la fois bourgeois et anticonformiste, sélect et anarchiste. Filmées à l’iPhone 6, les images de ce récit de soirée se présentent sans gêne à nos yeux habituellement conditionnés aux hautes définitions devenues la norme de toute production audiovisuelle contemporaine. Ces tons sombres de la nuit que la caméra d’un téléphone a bien du mal à capturer, s’exposent ici dans toute leur fragilité, assumant les flous et les pixels. Les caméras professionnelles sont plus clémentes avec l’obscurité. Ces imperfections visuelles sont celles qui ornent souvent nos propres vidéos, nos souvenirs stockés sur un smartphone ou sur un ordinateur. En revêtant ces textures, paradoxalement plus proches du monde vivant que celles sans défaut que nous offre le cinéma, ces 31 minutes de film s’approprient les codes du réel et, en faisant cela, Virgil Vernier semble lancé dans une exploration. Il joue l’observateur silencieux, l’homme qui scrute cette élite à travers l’œil d’un objet lui même inscrit profondément dans l’existence matérielle et virtuelle de celle ci.

© Shellac

Les premiers verres se sirotent tranquillement dans les lumières bleues de la boite alors qu’une petite polémique interne perturbe ce début de soirée. Ce qui fait débat c’est une pratique apparemment à la mode, baptisée « Crystal Shower », qui consiste à commander des quantités déraisonnables de bouteilles de champagne, qui n’arriveront à la table qu’après une procession finement orchestrée par les serveurs et que la foule pourra admirer avec envie, avant de se faire asperger par ceux qui, devant l’abondance de ce nectar seront forcés d’en gaspiller. Arroser ou se faire arroser. Boire ou être trempé. Illustration navrante du mythe libéral selon lequel les profits des plus riches finissent par bénéficier à l’économie générale pour peu qu’ils renoncent à l’accumulation. Théorie du ruissellement, douche de champagne. C’est dégueulasse, ces chaussures qui vont coller à force de danser sur un sol inondé par un trop plein d’argent à dépenser. Quand on sait que ce champagne est peut-être le fruit de la traite de vendangeurs sans papiers par les sous-traitants de maisons luxueuses, ça fait serrer les dents. Une tête de mort scintillante semble les narguer et rappeler discrètement la vanité de ce triste tableau.

© Shellac

« À Genève on fait la fête comme ça ! » scande fièrement l’un d’entre eux. Tout est histoire de représentation, de démonstration et de continuation. Leur vie d’ultra-riche n’est pas de tout repos, elle nécessite d’exercer constamment la domination propre à leur classe. Il faut reprendre l’entreprise paternelle, faire installer des pianos dans des suites hors de prix, respecter les aînés lors des colonies de vacances en châteaux… Ce pouvoir va jusqu’à la possession de corps qui se transforment en marchandises (prostituée disponible 24/24, affichant ses prestations sur un profil digne d’une fiche technique) ; acheter, ou plutôt louer, un corps pour en faire son objet sexuel au gré de ses caprices. Dans ce monde parallèle, les enseignes Rolex ont remplacé les étoiles, et c’est tant mieux. Ces nouveaux astres sont, parait-il, des symboles de réussite. L’imposant jet d’eau qui s’élève dans le ciel de la ville envahit les dernières images du film, rappelant la crystal shower. Puissance phallique et inutile, qui tend à surplomber tout le reste en démontrant sa vigueur. Une fois le sommet atteint, l’eau redescend dans un nuage de fines gouttelettes qui retomberont dans la rade.

© Shellac

L’ironie délicieuse de ce film c’est le choix de l’iPhone comme outil filmique. Ces jeunes dont les poches débordent de fric se retrouvent emprisonnés dans des images de mauvaise qualité, dans un film fauché. Mais l’argument n’est pas économique, ou en tous cas ce n’est pas la principale raison. Cette caméra-objet était la plus à même de nous faire pénétrer cet entre-soi, puisqu’elle est son moyen d’exister et de s’exhiber. Selfie, « story » de réseaux sociaux, compétition de trains de vie, envie de faire envie. Le groupe occupe l’espace du champ dans tous les plans. Et lorsqu’ils ne l’envahissent pas totalement, un vide les entoure. Pas de place pour d’autres silhouettes, alors même que la boite de nuit ou les rues ne sont sûrement pas réservées à leur seule présence. Malgré le pouvoir que leur offre leur situation financière, ils semblent isolés. Les verres et la poudre d’or ne viennent pas à bout de leur ennui.

© Shellac

Et si même la jeunesse dorée ne trouvait pas son compte dans ce rêve capitaliste furieux ? Les mieux lotis se languissent pendant que d’autres tentent seulement de survivre. Mais qu’auraient-ils à gagner à changer cela ? Leurs privilèges n’ont d’autre intérêt que d’en faire des individus privilégiés. Et autour d’eux toujours le vide insaisissable, comme ces rues éclairées par les étoiles artificielles de Genève.

 

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