Troisième long métrage de l’acteur-réalisateur Todd Field, Tár retrace le parcours du personnage éponyme, Lydia Tár, cheffe d’orchestre au faîte de sa gloire et en pleine ébullition artistique : elle s’apprête à publier un livre, et enchaîne les répétitions pour la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. Femme puissante et impérieuse, Lydia soulève bourrasques et tempêtes sur son passage. A l’affiche du film, où elle apparaît en contre-plongée, dans un état de transe musicale, la tête jetée en arrière, on devine un personnage à l’intensité aussi créatrice que dangereuse. L’expressivité de ce corps sans visage n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’affiche du documentaire sur Pina Bausch de Wim Wenders (Pina, 2011). Véritables personnages-événements, ces artistes semblent suffire à eux seuls à fournir la matière essentielle pour un projet cinématographique. Et lorsqu’il s’agit comme ici d’un personnage entièrement fictif, le résultat est d’autant plus captivant.

cheffe d'orchestre (Lydia) caressant la joue d'une violoncelliste de l'orchestre symphonique de Berlin

Copyright 2022 Focus Features, LLC

Tár se place donc au rang insolite du biopic fictif, qui trouve sa pertinence dans son paradoxe même. S’ouvrant sur une conférence de presse, où Lydia et un journaliste s’entretiennent sur les spécificités qui incombent au rôle de cheffe d’orchestre, le film capte immédiatement l’attention de son spectateur par la voix, grave et magnétique de Cate Blanchett. Elle y explique que « le temps est une partie essentielle de l’interprétation » en musique, et que « on ne peut pas commencer sans [elle] ». C’est d’autant plus criant de vérité que sans cette comédienne —par ailleurs tout à fait exceptionnelle dans ce rôle de Lydia—, Tár ne pourrait pas non plus commencer. Sa voix, ample et profonde, résonne tout au long du film comme si elle faisait partie intégrante de la bande originale, assénant ses propos, et attisant la passion aussi bien que la haine. Le film emprunte au genre du biopic en se focalisant sur la carrière de la cheffe d’orchestre, ponctuée de scènes de sa vie conjugale avec sa compagne Sharon (Nina Hoss) et leur fille, Petra. Entre entretiens pour la presse, cours d’orchestre, déjeuners professionnels et répétitions musicales, le quotidien de la protagoniste se calque sur le rythme effréné de la partition de la Symphonie n°5 de Gustav Mahler, qu’elle prépare avec l’orchestre symphonique de Berlin. Tout comme un certain Mozart et son rival Salieri dans le Amadeus de Milos Forman (1984), Lydia Tár est toujours accompagnée de son assistante, Francesca (Noémie Merlant), à la différence que cette dernière se fait discrète et humble, tantôt écrasée par la véhémence de l’artiste, tantôt épaulée par sa mansuétude, jaillissant à quelques reprises timidement de sa personne.

Lydia accoudée à son piano, face à un miroir

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L’aspect formel du film de Todd Field tranche cependant nettement sur la tradition biopique qui consiste souvent à tisser la montée en puissance d’un personnage en devenir, jusqu’au sommet de son art ou de sa carrière. Ici, le spectateur est directement happé par l’aura de la célèbre Lydia Tár, qui a en quelque sorte d’ores et déjà achevé son ascension. Là où le Barry Lyndon de Kubrick (1975) épousait plutôt une structure pyramidale, suivant l’ascension du personnage éponyme avant sa chute, le film de Todd Field commence in medias res, à l’acmé, et tient son originalité dans cette expression immédiate d’une personnalité brillante, omnipotente, mais aussi tyrannique et exécrable. Si l’on pourrait s’attendre effectivement à suivre le visage de Cate Blanchett dans un tel film, le réalisateur va encore plus loin en filmant la cheffe d’orchestre face à des miroirs, des vitres ou des rétroviseurs, composant alors une véritable mosaïque de son visage, dont l’apparition à l’écran épuise la potentialité de l’image et de la réflexion. Entre sensibilité exacerbée et tyrannie, Lydia Tár n’a de cesse de susciter les provocations par son caractère ardent et son ambition sacrificielle à la musique et à l’orchestre : si sa médiatisation est dithyrambique, les musiciens qui la côtoient subissent, en contrepartie, son sarcasme (notamment quant à l’attitude wokiste de l’un de ses élèves) et sa virulence, qui lui vaudront une justice vengeresse mettant en péril sa carrière.

Tár dresse alors un portrait sans concession de son personnage, qui par son rôle même de cheffe d’orchestre teinte le film d’une certaine ironie : c’est à la fois Lydia, et son interprétation par Cate Blanchett qui concentrent toute l’unité dramatique à l’œuvre. Todd Field excelle à saisir l’intensité de son héroïne, grâce à un travail méticuleux sur les cadres et la lumière : ainsi, s’opère une opposition entre la pénombre de la maison de famille de Lydia, et la clarté éblouissante de l’orchestre. A cette mise en scène calibrée, s’ajoutent les dialogues burlesques autour des compositeurs de musique classique, mais aussi la dimension politique contemporaine, entrant en jeu avec cet intouchable temple musical : on pense à cette discussion entre Lydia et un élève, arguant le politiquement incorrect dans le fait de continuer à jouer Bach, homme cis-hétéro-blanc à la misogynie affirmée. Elaborant autour du thème de la cancel culture, Todd Field inscrit son film dans l’actualité, La frontière entre justice et diffamation est sciemment troublée, comme pour laisser le spectateur face à son propre jugement, là où le débat demeure des plus féconds.

Lydia et sa compagne Sharon s'enlaçant dans leur salon orné d'une grande bibliothèque, dans une lumière monochrome rosée

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En cela, Todd Field dessine une fresque du monde symphonique et de la fièvre artistique et musicale, en tant qu’irrémédiablement vouée à la folie. La musique devient alors consolation mais aussi souffrance. Elle se construit comme un rapport viscéral et parfois de violence au monde, où la caméra en contre-plongée vient souligner la dimension torrentielle et éperdue d’une cheffe d’orchestre en proie à sa passion. Par ailleurs, le couple de Lydia bat de l’aile, leur fille se fait malmener à l’école, on apprend une tragédie au sujet d’une membre de l’orchestre : autant d’éléments perturbateurs, dans le schéma narratif de Tár, qui font s’effriter la fresque et annoncent le drame à venir. Le cinéaste parvient à distiller les prémisses d’une descente aux enfers et d’un effondrement social, où la folie et la rage viennent s’installer progressivement avant de tout détruire, dans une symphonie assourdissante.

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A propos de Eléonore VIGIER

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