Les superlatifs pleuvent sur un film largement acclamé par la critique et couronné de la Palme d’or au dernier festival de Cannes. Même s’il continue à diviser. A juste titre. Dans la salle Lumière, devant l’un des plus merveilleux écran donné, toutes les conditions étaient réunies pour rejoindre le panégyrique général (ou presque). Et pourtant… Christian (Claes Bang) est un cadre, un esthète. Conservateur du Musée d’Art contemporain de la ville, divorcé et père de deux enfants, il respecte l’environnement, roule en voiture électrique, tri ses déchets, se targue de posséder des valeurs humanistes et pratique le safe sex. Un homme bien sous tout rapport qui se voit confronté à une apparente crise existentielle, une crise d’humanité presque, lorsqu’un matin essayant mollement de venir en aide à une jeune femme, il se voit roulé dans la farine. Héros opportuniste, il se retrouve tel l’arroseur arrosé. La victime était un leurre, il s’est fait dérober son portefeuille, son portable et ses boutons de manchette. Il n’a plus dès lors qu’une idée fixe, les récupérer peu importe les moyens. Veules ou calomnieux, pas très humanistes en somme. On assiste alors à une lourde démonstration. Toute une galerie de personnages et de situations sont chargés de nous prouver comment, derrière le vernis policé d’une société ancrée dans des valeurs positives1, est tapie, dans l’ombre, la crasse, la cruauté, la méfiance, l’hypocrisie, le crime. Les bas instincts reprennent le dessus et récupérer ses biens volés devient une question de vie ou de mort, son struggle for life à lui, Christian, dont le quotidien parfaitement réglé semble soudain dérailler. Mais le problème de The Square c’est précisément que le déraillement espéré, tant attendu, n’a pas lieu. Pavé de bonnes intentions, le film rate toutes ses sorties de route et revient sans cesse sur le droit chemin.

L’illustration témoigne d’un travail appliqué de la part d’un cinéaste suédois, Ruben Östlund, qui vise à prouver quelque chose qui lui échappe profondément. L’omniprésence de l’animal (homme-singe, chimpanzé) censé ramener l’homo erectus cultivé à ses instincts primaires, sa bestialité originelle, était une piste intéressante. Mais les étapes obligées de la régression s’enchaînent, les unes après les autres, aussi creuses que ce qu’elles souhaitaient fustiger jusqu’à ce bain de Christian dans les poubelles de l’immeuble afin de retrouver un hypothétique morceau de papier. Rien n’est épargné au spectateur qui attend que le degré zéro de l’humanité soit atteint, patiemment. Spectateur qui est pris par la main pour constater la supposée déroute d’une humanité hypocrite, gavée d’intentions louables mais mensongères. L’exposition du Musée le montre bien. Deux options s’ouvrent au visiteur, deux chemins contraires : Je fais confiance à l’humain/ Je ne lui fais pas confiance. Oui vraisemblablement, Ruben Östlund ne fait pas confiance à l’homme moderne qui a, selon lui, atteint un tel degré de raffinement dans la barbarie, tout en se croyant parvenu à l’extrême pointe de la civilisation, qu’il est devenu étranger à n’importe quelle forme d’empathie. La nouvelle barbarie nous guette tous. Vous qui entrez, abandonnez toute humanité (euh pardon, toute espérance, écrivait le Poète Dante)… La satire de la société dépeinte à coup de traits de fusain forcés manque son objet. Aucune ambiguïté, ni nuances. Que reste-t-il de l’humanité si ce n’est un abîme de lâchetés en tous genres ? La démonstration est trop bien huilée et la volonté de déranger du cinéaste tellement visible qu’elle en perd toute crédibilité. The Square tombe dans tous les travers qu’il veut dénoncer.

Mais il insiste, tous les rapports humains sont uniquement soumis à une domination d’ordre économique, il en est de même pour l’Art. En faisant le ménage, on peut bien aspirer le sable d’une installation et refuser d’appeler les assurances : système D, il suffit de remettre une pile de gravats et personne n’y verra que du feu. L’Art contemporain, au-delà de son système économique, avouons-le, n’est qu’une vaste supercherie ! Et la fameuse scène de l’homme-singe, que d’aucuns se plaisent à qualifier « d’anthologie », participe du même élan pamphlétaire : le happening tourne à la violence gratuite, à l’agression sexuelle. Voilà, la bourgeoisie bien ébranlée, non ?

Proposer un film à thèse pourquoi pas. Mais à force de postulats simplistes et poussifs, friser la caricature, c’est nettement moins recommandable. Le montage participe aussi du procédé. Tout est tellement appuyé, dénué de subtilité : pourquoi faire alterner sans cesse la misère et le confort bourgeois ? The Square se veut une film à charge, il aspire à secouer, perturber mais qui ou quoi exactement ? Le parcours lisse et tellement prévisible du héros ne parvient pas à dépasser l’allégeance envers un cinéma cruel et cynique dont Ruben Östlund n’est qu’un pâle épigone. Oui, Haneke sait déranger, instiller le malaise, secouer ou révulser le spectateur, Lars von Trier aussi, mais pas Östlund. On est tout au plus consterné devant ces scènes qui s’accumulent pour asséner sa « Grande Dénonciation ». Le réalisateur suédois veut épingler les conservateurs bien-pensants, admettons, mais le grain de sable ou de folie est évacué au profit d’un pamphlet contre l’art contemporain et les happy fews qui s’en trouvent dignes, confinés dans l’élitisme d’un « entre-soi ». On peut tout de même s’interroger sur l’intérêt de la chose. Où réside l’urgence du film ? C’est vrai que nous vivons dans une époque tellement avide d’érudition et de cultures de tout poils qu’il serait indécent de ne pas la vilipender. La vacuité installée au cœur d’une certaine pratique de l’Art contemporain devait faire impérativement l’objet d’un engagement artistique et idéologique. Il était temps de renvoyer dos à dos publicitaires nauséabonds et artistes contemporains vides. Aussi vides que notre galeriste qui prône un humanisme qu’il ne parvient pas à mettre en oeuvre. Si lâche qu’il refuse de donner à celle qu’il vient de s’envoyer le trésor que serait sa semence enfermée dans le plastique d’un préservatif. Ne rien donner à l’Autre. La prédation rôde partout, la dépossession de soi par les autres. L’humanité est une espèce en voie de disparition et la menace vient de l’intérieur. La scène avec Elisabeth Moss (interprétant la journaliste Anne, maîtresse d’un soir) est à la fois burlesque et consternante de méchanceté. Corrosive, pas tellement. Gratuite, sans doute. Un nouveau pavé dans la marre dans ce Square qui martèle son message le long de ses deux heures et vingt-deux minutes. On pense à John Ford fulminant contre des journalistes qui voulaient à tout prix connaître le message de son film : « Si j’ai un message à délivrer, j’utilise la Poste. » Malheureusement, il est des films qui se réduisent à leur message. Entre cinéma et produit fabriqué en vue de la course à la Palme cannoise, il n’y a qu’un pas. Malgré une mise en scène maîtrisée, ô combien maîtrisée, et des acteurs magistraux, le film fuit tout mystère, tout questionnement, toute déroute. Il se déroule sous nos yeux comme un long ruban creux, aussi vain que ce qu’il s’efforce de montrer du doigt, délivrant son message un brin réac, juste un peu, espérant susciter indignation, colère ou engouement, là où il se fond sur la rétine dans l’ennui et la torpeur.

1Le titre, The Square est également le titre d’une œuvre plastique dans le film : « Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance ; En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

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A propos de Séverine Danflous

1 comment

  1. BSN

    « Rien n’est épargné au spectateur qui attend que le degré zéro de l’humanité soit atteint, patiemment », pour ma part, j’ai été loin de penser au fur et à mesure du film, à une tendance du genre Loveless. C’est un film très malin, qui joue sur le registre du paradoxe de l’homme moderne, qui ne prend pas par la main, c’est l’anti-thèse total du scénario classique. Bon, après, le coup du téléphone portable volé, ça trouve ses limites, en plus il l’avait déjà dit dans Play. Mais je comprend totalement que le film laisse de marbre.

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