La séquence la plus perturbante de l’année se situe au tiers de Bowling Saturne, septième long-métrage de Patricia Mazuy d’une intensité et d’une noirceur sans égales ; par sa frontalité, sa bestialité, elle avale le moindre rai de lumière que le monde, la vie, l’espoir pourraient laisser filtrer, trou noir, béance infinie absorbant tout sur son passage. La scène, très brutale, avait intimidé une partie des spectateurs lors de sa présentation au festival de Locarno ; sa montée en tension et la progression vers la violence la plus extrême sont filmées dans leur intégralité et dans leur temporalité. Elle est révélatrice du regard résolument radical et terriblement désespéré porté sur le monde contemporain par une cinéaste qui n’a jamais fait preuve de tiédeur tout au long de sa filmographie. Attention cependant : « perturbant » n’est pas synonyme de « complaisant » ; la volonté de Bowling Saturne, œuvre d’une force inouïe, ne semble pas tant de cogner déraisonnablement sur son spectateur que de délivrer une étude frontale, sans la moindre concession, traitant de la prédation sous toutes ses formes, et dont cette séquence difficile mais magistrale constitue un paroxysme.

Frères ennemis (A. Reggiani ; A. Worthalter) (©Paname Distribution)

Le film emprunte dans un premier temps le chemin déjà balisé de la relation conflictuelle et toxique de frères apparemment ennemis (renouant de façon encore plus noire avec l’idée de fratrie tragique à l’œuvre dans son premier film, Peaux de vaches [1989]). Guillaume (Arieh Worthalter, comme une sorte de Gian Maria Volonté à la française, acteur avec lequel il partage de surcroît une véritable ressemblance physique) est un policier qui monte dans la hiérarchie. Son père décède ; il hérite alors du bowling que le défunt gérait et considérait comme la prunelle de ses yeux. Il décide d’en laisser la gestion à son demi-frère Armand (Achille Reggiani, petit-fils de Serge et fils de la réalisatrice, très impressionnant), semi-marginal irresponsable et agressif qui va mettre la main sur le lieu au détriment de ce qui faisait son âme un peu patraque, se mettant à dos un groupe de chasseurs extrémistes quelque peu braconniers ayant leurs habitudes dans l’établissement et auquel appartenait ce paternel brutal qui détestait son fils plus ou moins raté. Pendant ce temps-là rôde un serial killer parsemant la ville de cadavres de jeunes femmes, tueur que Guillaume pourchasse sans parvenir à trouver le moindre indice.

Bestialité (A. Reggiani) (©Paname Distribution)

On pense d’abord que Bowling Saturne va se contenter de marcher sur les sentiers rebattus du film policier naturaliste à la française, entre liens du sang d’une fratrie délitée et atmosphère nocturne avec bitume mouillé et bar borgne renfermant les secrets du mal (bien que très réussi, le récent Médecin de nuit d’Elie Wajeman [2020] cochait toutes ces cases stéréotypiques et pouvait un peu en pâtir). Mazuy fait donc d’abord un peu peur, donnant l’impression que nous allons voir un polar noir de plus qui, sans être indigne, n’en serait pas marquant pour autant. Ceci jusqu’au tiers du film, donc, scène du premier meurtre du tueur en série d’une violence d’autant plus insupportable qu’elle évite comme la peste la stylisation m’as-tu-vu (on est donc loin de la scène nodale d’Irréversible [2002]). D’une brutalité raide, sèche comme un coup de bâton, profondément douloureuse, inscrivant dans la chair du spectateur le calvaire subi par la victime par le truchement de la longueur et d’un mixage discret mais la rendant encore plus aride, cette séquence fait de Bowling Saturne autre chose : un cauchemar, une descente dans les tréfonds de la barbarie humaine, un film qui voit peu à peu l’humanité délestée de son âme au profit de la part sombre des hommes, prédateurs dont le premier plaisir est véritablement de s’en prendre sans risque à plus faible qu’eux du fait de leur position, qu’elle soit géographique (les chasseurs tuant les animaux sauvages en Afrique, à distance dans des promontoires, puis revivant les massacres à l’abri devant un écran), masculine (le serial killer qui ne s’attaque qu’aux femmes pendant l’état de perte d’elle-même qu’est la relation sexuelle), sociale (Armand menaçant l’employée réfractaire du bowling qu’il vient de reprendre du fait qu’il la paie).

La Loi malmenée par l’état du monde (A. Worthalter) (©Paname Distribution)

L’enjeu visible de Bowling Saturne semble être celui de traiter des rapports de pouvoir qui régentent pour le pire les relations humaines, de fait parfaitement déshumanisées. Le seul personnage à vouloir surnager dans cette eau trouble reste bel et bien la figure du policier, qui tente de se mettre en opposition par rapport à ce constat terrifiant, ceci en recherchant le tueur, en tissant une relation amoureuse avec une militante écologiste honnie par le groupe de chasseurs… Guillaume est la Loi, celle qui doit triompher, sans se rendre compte qu’il est partie prenante, à son corps défendant, de cette prédation poisseuse qui envahit tout et tout le monde comme un incendie impossible à maîtriser. Si le seul espoir à même de contenir la noirceur du monde réside en ce personnage, une réaction (magistralement interprétée par Worthalter) lors de la scène finale achève d’en faire un égal des bourreaux disséminés dans tout le film, marchant définitivement sur les bordures du nihilisme. Magnifiquement construit et mis en scène, intelligent sans ne jamais chercher à être aimable, radical tout en évitant le voyeurisme, Bowling Saturne est un coup de poing salutaire dans l’estomac, une œuvre noire serrée, et certainement l’un des beaux films français de l’année. Chef-d’œuvre hanté qui marque durablement.

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A propos de Michaël Delavaud

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