Ninja Thyberg – « Pleasure »

À la question : « Êtes-vous là pour les affaires ou le plaisir ? », Linnéa répond plaisir. Elle a le regard bleu insondable, les lèvres roses pulpeuses et des ondulations blondes encadrent ses joues fraîches et rebondies. Cette suédoise de 20 ans arrive à Los Angeles avec une idée en tête, un rêve : devenir une star du porno. Sur le côté de sa main on peut lire son nom d’actrice tatoué : Bella Cherry.

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Pleasure commence dans le noir. Quelques noms se succèdent dans un générique sans images. Des bruits de corps qui s’entrechoquent et des gémissements dont on devine qu’ils proviennent directement d’une scène pornographique comblent le vide visuel. Entrée en matière brutale. Puis, après quelques pénibles secondes, la délivrance. Une toute autre ambiance sonore fait son apparition, toujours dans la pénombre. Un chœur de femmes chantent en latin ce qui ressemble à une messe très lointaine. En quelques sons, quelques notes, la pesanteur charnelle se trouve occultée par une foi spirituelle inattendue.

Il faut peut-être voir dans les rêves de gloire de Linnéa une dimension mystique, presque religieuse. Tout juste débarquée en terre sainte américaine, la ville des anges, elle signe son premier contrat. Lorsque la caméra s’allume, le doute l’envahit. Elle est à deux doigts de partir et de renoncer à son plan de carrière. Grâce à la rhétorique bien rodée du réalisateur, elle reprend confiance et le tournage peut démarrer. Un dédoublement, à la fois dans l’image et en elle-même se produit. Elle devient Bella Cherry, enfin. Cette nouvelle persona maintient la jeune femme dans une foi acharnée, une quête salvatrice. Elle joue à être une image, un fantasme bien calibré. Elle mime le plaisir jusqu’à s’y tromper elle même. Pourquoi fait-elle ça ? Parce qu’elle aime baiser. Mais surtout parce qu’elle s’ennuie, la Suède ça craint visiblement. De temps en temps Linnéa remonte à la surface, mais Bella l’entraîne toujours plus loin dans cette aventure qui semble être une suite de sacrifices et de souffrances imputés à la joie et l’ambition. Convaincue qu’une belle vie l’attend au bout, elle accepte les violences physiques et morales, et pour prouver sa bonne foi, elle va jusqu’à tourner gratuitement. Pourtant à aucun moment Linnéa ne paraît transcendée par le plaisir véritable.

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À sa dévotion schizophrène se heurtent les unes après les autres toutes les réalités concrètes que dans son idéal elle n’a pu anticiper. Les douches vaginales et anales obligatoires (qui lui donneront inévitablement une bonne mycose) afin d’être « fraîche » pour ses partenaires. Le déroulement pratico-pratique d’un tournage, avec leur aléas de mollesses et de craintes. La manipulation déguisée en encouragements réconfortants. Le chantage du consentement par l’argent et la notoriété. Le harcèlement et le viol sous contrat. La réelle souffrance derrière la violence faussement simulée. Les femmes labellisées. Les hommes noirs ostracisés. Ninja Thyberg ne cède pas à l’objectivisation de son personnage que lui recommanderait l’univers qu’elle décrit. C’est à travers les yeux et le corps de Bella que l’on endure cette exploration des coulisses. Tout est si cru et palpable que ça en devient absurde, irréel et cauchemardesque.

Et pourtant, malgré un female gaze évident, les motivations profondes de Bella demeurent impénétrables. Comme si la distance nécessaire au bien-être de l’actrice (Sofia Kappel) instaurait une distance émotionnelle avec le personnage qu’elle incarne. Difficile d’atteindre un sujet qui se prend pour un objet. Ce n’est que dans une dernière scène de tournage, alors que, dotée d’un phallus de silicone, elle brusque le corps de sa partenaire devant les regards satisfaits de l’équipe technique masculine. Les cartes sont rebattues, elle est pour la première fois en position dominante, grâce à un godemichet. Même si elle profite de ce moment de pouvoir, elle entrevoit sa propre condition d’objet dans le corps l’actrice qu’elle pénètre. Elle retourne la violence physique, sociale et morale qu’elle avait endurée sans concession jusqu’à ce retournement fatal.

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Malgré ses couleurs aguicheuses et sucrées, le film dépeint avec autant d’honnêteté que de cruauté le désenchantement de son héroïne dans un univers toxique. Terrible, Pleasure n’a rien à envier aux meilleurs films d’horreur.

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