C’est toujours un plaisir de voir arriver un nouveau film de Hong Sang-soo. Quoique moins beau et émouvant que Hotel By The River, en tout cas à nos yeux, La Femme qui s’est enfuie séduit par la présence de Kim Min-hee – qui brille d’autant plus qu’elle est entourée de personnages/acteurs peu charismatiques -, grâce aux situations loufoques qui y sont mises en scène, aux insondables mystères et secrets logeant au cœur d’un récit en demi-teinte.

La protagoniste, Gam-hee (Kim Min-hee), rencontre successivement trois amies et converse avec elles. La première vit dans une partie excentrée de Séoul et cultive son jardin : c’est Young-soon. Gam-hee se rend chez elle en voiture. La deuxième est artiste et professeur de sport : c’est Su-young. Elle habite probablement un peu plus près du centre de la capitale… Gam-hee arrive à son domicile à pied. La troisième s’occupe d’un café nommé Emu où sont organisés des événements culturels – Gam-hee y vient pour voir un film – : c’est Woo-jin. Ce lieu existe réellement. Il est dans le centre de la ville, près du Palais Gyeonghuingung.
Il y a un effet de concentration dans La Femme qui s’est enfuie.

Gam-hee, a droite. La première intrelocutrice, à gauche. La colocataire de celle-ci, au milieu – © Capricci

Gam-hee mentionne trois fois le fait que son époux est absent pour quelques jours. C’est ce qui expliquerait le fait que, ayant un peu de temps libre, elle retrouve ces amies perdues de vue depuis un temps plus ou moins long. On a bien affaire à un film doté d’une structure en volets (1), mais avec un agencement subtil, et justifié par la situation diégétique, de ce qui serait ses trois parties. C’est ce qui différencie La Femme qui s’est enfuie d’un film comme Un jour avec, un jour sans (2015).
Gam-hee parle peu. Ou plutôt, elle parle peu d’elle-même. Elle reste une énigme, même si, en une progression lente, mais sensible, le spectateur apprend quel est son travail – lors de la deuxième rencontre -, et quelles sont l’activité professionnelle de son mari et les raisons de son absence – lors de la troisième rencontre.
En fait, ce sont ses interlocutrices qui se confient, évoquent leurs ressentis et leur situation personnelle. La position d’écoute de Gam-hee peut vaguement faire penser à celle de « la jeune femme au café » dans Grass (2018). La visiteuse fait parler, laisse parler ses amies. Elle les observe aussi : à travers des écrans de surveillance quand deux d’entre elles sortent sur le pas de leur porte d’entrée pour discuter avec des personnes qu’elles connaissent. On pourrait lui voir un côté à la fois féérique et vampirique.

Sinon, comme souvent chez Hong Sang-soo, les discussions auxquelles participe d’ailleurs volontiers Gam-hee tournent autour des paysages environnants (2), de la nourriture, de la vie quotidienne – ici, notamment, l’acquisition d’un logement par la première et la deuxième interlocutrice. Et de thématiques, qui ne constituent pas forcément la moelle épinière de l’œuvre, mais permettent au cinéaste d’exprimer quelques idées sur la vie, sur sa situation personnelle. Il est question de l’importance des animaux et de celle, relative, de l’être humain dans la Nature. Des rapports entre le corps et l’esprit. Mais aussi, de façon assez insistante, du sentiment de vieillissement, donc du temps qui passe – on est ici dans un registre plus léger que celui de Hotel By The River dont le protagoniste affrontait la mort.

Gam-hee et la deuxième interlocutrice – © Capricci

Dans ce film, les femmes occupent tout l’écran. Les hommes ne sont quasiment pas présents – c’est la belle surprise de La Femme qui s’est enfuie (3). Peut-être est-ce la raison pour laquelle les bouteilles de soju et de makgeolli n’encombrent pas les tables. Les protagonistes sont relativement sobres, et, quand il leur arrive de boire ou d’avoir bu de manière excessive, elles disent regretter les effets de ces alcools.
Les hommes que l’on voit perturbent les rencontres entre femmes ; ils ont créé, et créent encore des problèmes à certaines d’entre elles – leurs interventions prêtent parfois à rire tant elles sont absurdes et tant ces individus sont entêtés. Gam-hee et ses amies évoquent directement ou indirectement leurs défauts, se plaignent d’eux, ne leur souhaitent parfois pas le meilleur. Eux sont filmés de dos – de ¾ arrière exactement – ce qui semble traduire un désintérêt à leur égard de la part du cinéaste et de ses personnages féminins et représenter visuellement leur manque de franchise.
La première interlocutrice, Young-soon, est divorcée. On peut être amenée à se demander si elle ne vit pas, sans le dire, avec sa colocataire nommée Young-ji – Gam-hee évoque un secret bien gardé par Young-soon, inaccessible pour elle, sans que l’on comprenne de quoi il s’agit. Young-ji parle de la méchanceté du coq d’un voisin qui pique le cou des poules, probablement pour affirmer sa domination en tant que mâle ! La deuxième interlocutrice a habité longtemps avec sa mère et vit maintenant seule dans son nouvel appartement. Elle a des relations amoureuses ou sexuelles avec des hommes, mais lance, à un moment : « C’est rare, un homme bien ». La troisième interlocutrice n’aime pas le comportement de son époux, écrivain à succès. Elle lui reproche d’être un laïusseur qui, à force de se répéter, perd toute sincérité.

Gam-hee et la troisième interlocutrice – © Capricci

Young-soon a l’occasion de raconter à Gam-hee que la mère d’une jeune voisine, dont le père est autoritaire, s’est enfuie de chez elle. Le titre du film vient donc de cet événement à propos duquel on n’aura pas d’autres informations. Le caractère non concret de celui-ci peut amener à imaginer que la fuite est celle, accomplie ou désirée, de toutes ces femmes qui sont filmées par Hong Sang-soo. Et notamment de Gam-hee dont on ne voit pas concrètement les attaches, le domicile.

Se différenciant ainsi de ses amies, Gam-hee parle de sa proximité quotidienne avec son mari. Elle explique trois fois qu’ils ne se sont pas quittés une seule journée depuis cinq ans, et dit trois fois que, selon lui, « les amoureux ne doivent jamais s’éloigner ». Elle disserte sur l’amour qu’elle éprouve pour son époux de façon intuitive et un peu floue – avec peut-être un clin d’oeil ironique à Jean-Luc Godard : « C’est quelque chose dont on n’a pas la preuve ». Quand la deuxième interlocutrice affirme douter que la plupart des hommes aient des qualités, Gam-hee affirme que, d’une manière générale, « chacun à sa moitié ».

Mais la protagoniste n’est pas claire. Elle parle davantage de ce que dit ou pense son mari que de ce qu’elle pense, elle. On a l’impression qu’elle s’efface derrière lui – il se trouve que la troisième interlocutrice parle également d’un possible « complexe d’infériorité » ressenti vis-à-vis de son illustre conjoint. Par ailleurs, le fait qu’elle répète les mêmes mots à l’intention de chacune de ses amies rend douteuse sa sincérité. Sa façon de discourir est justement soumise à la critique quand elle est relevée chez le mari de la troisième interlocutrice.
Au café Emu, Gam-hee tombe sur cet écrivain dont on a compris qu’elle a eu avec lui une relation dans le passé et qu’elle ne s’est peut-être pas remise de leur séparation – contrairement à ce qu’elle affirme à la troisième interlocutrice qui s’excuse de le lui avoir pris. On touche probablement ici à ce qui fait le coeur caché de son drame. Le regret d’un amour perdu. Non seulement elle semble s’enfuir pour ne pas avoir à s’expliquer sur ses sentiments envers lui, mais quand elle l’aperçoit, elle lui fait quasiment immédiatement des reproches. Étonnamment, elle répète exactement ce que lui a dit la troisième interlocutrice – la femme de cet écrivain, donc.

Gam-hee quitte le café Emu juste après sa rencontre écourtée avec l’écrivain, puis se ravise et y revient. Pourquoi ? Parce qu’elle ne sait pas où aller ? La petite salle de cinéma dans laquelle elle retourne pour voir sur l’écran la mer, pour contempler le large, est-elle un lieu de réconfort, le refuge originel qui lui offre son mentor, l’auteur de Seule sur la plage la nuit (2017) (4) ? Probablement.

Notes : 

1) D’autant que chaque partie se termine par l’image d’un paysage et une petite musique extra-diégétique – que Hong Sang-soo aurait composée-enregistrée sur son téléphone.
2) Référence est faite, à propos du mont Ingawn que l’on aperçoit à travers une fenêtre de l’appartement de la deuxième interlocutrice, à un tableau du peintre coréen Jeong Seon : L’éclaircie au mont Inwang après la pluie (1751). Une manière pour Hong Sang-soo de mieux conférer un caractère poético-pictural à son film. À noter que lorsque Gam-hee quitte le domicile de Su-young, elle a ouvert son parapluie.
3) Certains critiques posent la question de la dimension « féministe » du film. Dans l’entretien réalisé en avril 2020 avec le réalisateur, et reproduit dans le dossier de presse, la question de son caractère « féminin » est posée. Hong Sang-soo répond de manière évasive : « Je ne sais pas si c’est un film féminin ».
4) Dans l’entretien cité dans la note 3, Hong Sang-soo déclare à propos des images que regarde le personnage de Kim Min-hee au cinéma  : « Ce sont des images de la dernière scène que j’ai tournée pour le film intitulé Woman on the beach ».

Sortie : mercredi 30 septembre.
La Femme qui s’est enfuie a obtenu L’Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Belinale 2020.

Gam-hee au cinéma © Capricci

Gam-hee au cinéma © Capricci

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