C’est drôle, car le nom de l’Atlantic Bar évoque le voyage. Comme la promesse d’une croisière à bord d’un bateau transportant avec lui les histoires de ses passagers. Et pourtant, c’est le nom du bar que Fanny Molins, dans son tout premier film, à choisi de documenter : on y suit Nathalie, la patronne, son mari Jean-Jacques et leur fils Sandro, dans la vie microcosmique de ce bar populaire, où défilent les quelques habitués. La réalisatrice explique avoir été frappée, en voyant l’Atlantic Bar, par une « lumière rasante assez incroyable qui structurait les visages et travaillait de jolis clairs- obscurs sur les peaux ». À cette ambition photographique, à laquelle s’est greffée une intensité dramatique inopinée, celle de la mise en vente du bar, s’est ajoutée la volonté de montrer l’injustice sociale et la maladie de l’alcoolisme, aussi évidente que sournoise dans l’esprit des personnages.

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Atlantic Bar documente un lieu avec ses clients et patrons souvent oubliés du monde, d’une manière à la fois délicate et incisive, où chaque plan inaugural de l’atmosphère laisse voguer une poésie légère : les plans fixes de la mer, avec ses vagues scintillantes ; les fragments d’activités quotidiennes, avec des mains qui tapotent, rêveuses, la surface de la table, entourent un verre de bière, caressent le chien, saisissent des cartes à jouer, portent une cigarette aux lèvres. Fanny Molins observe et prend son temps, comme pour faire pénétrer son spectateur dans un décor se dévoilant petit à petit sous ses yeux. Pourtant, —et c’est sans doute ce qui rend ce documentaire si subtil—, la délicatesse de la caméra, qui n’hésite pas à introduire l’Atlantic Bar dans un jeu d’emboîtement d’images, du ciel, jusqu’à la mer, jusqu’à la ville, jusqu’à la rue, jusqu’à la devanture du bar, jusqu’à l’intérieur, jusqu’aux états d’âmes de ses personnages, se heurte à une réalité in medias res : celle de la patronne, Nathalie, affairée à ses occupations du bar. Il se dégage alors cette impression d’un fragment de vie saisi au vol, précieusement conservé dans la démarche artistique de la réalisatrice.

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Le film se concentre essentiellement sur Nathalie, personnage particulièrement attachant par son caractère espiègle, parfois un peu amer et cynique, qui masque une sensibilité et une vulnérabilité que l’on n’attendait pas. Evoquant à la caméra le sort de son jeune frère, n’y épargnant aucun détail, sa voix se brise soudainement et elle éclate en sanglots : cette séquence parvient à émouvoir simplement grâce à la vérité habitée par les paroles de Nathalie, et son masque social qui s’effrite, que Fanny Molins, tout en pudeur, ne cherche jamais à orner de misérabilisme. La sensibilité de Nathalie se dévoile aussi par ces scènes avec sa chienne, lorsqu’elle lui parle comme à un membre de sa famille, dans un mélange de tendresse et de fermeté. La réalisatrice, d’abord documentariste de l’Atlantic Bar, noue peu à peu des liens avec la famille du bar et ses piliers, qui se livrent de plus en plus naturellement à la caméra, évoquant leur passé, leurs rituels, leurs peurs et leurs rêves. Le côté sensible et incarné d’Atlantic Bar figure en particulier dans une scène où le quatrième mur s’effondre : Nathalie brandit une photo de feu son frère, interpellant la réalisatrice : « Lui, vous me le filmez, c’est mon petit Charles, mon petit frère, l’amour de ma vie ». Le film devient alors un projet commun, mémoriel, comme un hommage, où la poésie se crée dans des images-analogies, comme lorsque ces ailes de mouettes battant de liberté dans le bleu du ciel se confondent en celles du ventilateur fixé au plafond de l’Atlantic Bar ; et convoque une forte mélancolie, lorsque l’un de ses piliers danse, seul dans le noir, illuminé de projecteurs de lumières multicolores, sur la chanson « La Tendresse » interprétée par Bourvil.

« On peut vivre sans richesse

Presque sans le sou

(…)

Mais vivre sans tendresse

Il n’en est pas question »

Si Atlantic Bar pose un regard à la fois abrupt et tendre sur son lieu et ses protagonistes, il se figure également comme une scène sociale tragique. La mise en scène ne manque pas, dès le début, de suggérer la mise en abyme théâtrale, lorsque la store rouge de la devanture du bar se soulève à l’heure d’ouverture. Sans que la réalisatrice n’ait pu le prévoir, un nœud tragique se présente à l’Atlantic Bar : il va devoir être mis en vente. Le discours des personnages se fait alors plus frontal et engagé, à l’heure où leur monde risque de s’effondrer, et les habitudes joyeusement décrites de la vie quotidienne, entre jeux de cartes, pastis de l’après-midi, soirées festives, et sorties en bord de mer pour pêcher, se transforment en plaidoyers quant à leur injustice sociale. L’un des clients avance que « Retourner à la rue, c’est un truc qui me hante. Ça marque à vie. », pendant qu’un autre souligne l’absurdité des inégalités de richesse. À l’annonce du drame, toutes les difficultés remontent à la surface, poussant les habitués du bar à briser les tabous : notamment en s’exprimant sur l’addiction au jeu, et, surtout, sur l’alcoolisme. Nathalie, avec une touchante lucidité, explique que même abstinent, « tu es alcoolique à vie ».

On ne peut que saluer le projet Atlantic Bar, grâce auquel Fanny Molins réalise un premier documentaire franc, émouvant et politique de la vie d’un bar brisé par la gentrification.

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A propos de Eléonore VIGIER

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