Depuis leur coup dessai Blood Simple jusqu’à leur film à sketchs The Ballad of Buster Scruggs (tristement planqué par les algorithmes de Netflix), les frères Coen se sont affirmés comme des auteurs essentiels et incontournables. Depuis quatre décennies, ils ont marqué de leur empreinte tout un pan du cinéma américain. Leur collaboration avait, au fil des années, rendu leur style reconnaissable entre tous, entre beautiful losers et introspection transcendante. Lannonce de leur séparation en 2019 nous laissait à la fois inquiets et curieux quant à l’évolution de leurs carrières respectives. Trois ans après Joel et sa Tragédie de Macbeth, cest donc au tour dEthan de réaliser un long-métrage en solo. Double baptême du feu puisquen plus de signer pour la première fois un script sans son frère, mais au côté de sa compagne et monteuse Tricia Cooke, cest également le coup dessai derrière la caméra de celui qui était jusque-là uniquement crédité en tant que scénariste. Drive-Away Dolls suit le périple de Jamie (Margarett Qualey) et de son amie Marian (Geraldine Viswanathan), lancées dans un road trip jusqu’à Tallahassee. Sur leur route, elles vont se retrouvées mêlées à une étrange affaire criminelle. Sur un pitch rappelant aux thématiques récurrentes du duo (un innocent mêlé à une histoire ubuesque qui le dépasse), comment lapprenti metteur en scène allait-il aborder cette première aventure en solitaire ? Notons au passage, avec une pointe de nostalgie, que depuis Ave Cesar !, aucune de leurs réalisations navait eu le privilège du grand-écran…

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Copyright 2023 Focus Features. LLC.

Reconnaissons tout dabord une évidence : il est impossible de juger le film sans lappréhender à laune de la filmographie (démentielle) de la fratrie. Au jeu des comparaisons, Drive-Away Dolls se montre pour le moins décevant voire rageant tant tous les éléments nécessaires à une nouvelle réussite semblaient au rendez-vous. Se croisent au casting, des fidèles tels Carter Burwell à la bande-originale, Tricia Cooke (The Barber, OBrother) également au montage, ainsi que Matt Damon venu faire une petite apparition rigolarde. Un premier constat simpose demblée. Si, au vu de son austère et intimidante adaptation de Shakespeare, Joel sest révélé être le cérébral de la famille, Ethan est quant à lui, le plus déjanté, le plus tourné vers le fun. Il est alors aisé de scinder leur carrière en deux versants. Dun côté les questionnements existentiels dInside Llewin Davies ou A Serious Man, de lautre, la drôlerie et les tableaux de perdants magnifiques que sont Arizona Junior ou The Big Lebowski. Le long-métrage a, en ce sens, ce qui faisait défaut à Macbeth, à savoir la légèreté et les digressions fantaisistes. Plus réjouissant, le long-métrage manque en revanche cruellement de ce tout qui jouait en la faveur du drame de son aîné, à commencer par la rigueur formelle et narrative, mais aussi lexigence de sa direction dacteurs. La scène dintroduction est en cela symptomatique. Foutraque et dépourvue du moindre tempo comique, elle présage de défauts qui ne feront que se confirmer et samplifier par la suite. La comédie senlise dès lors dans un rythme en dent de scie. Volontairement hédoniste, il marque un retour à une veine cartoonesque qui pèche malheureusement par une absence cruelle de souffle punk. Une qualité qui faisait pourtant tout le sel des films de Russ Meyer et des productions de Roger Corman, auxquels Ethan Coen se réfère ouvertement.

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Étonnamment, bien que mis en lumière par la talentueuse chef opératrice Ari Wagner (The Power of the Dog, The Young Lady, The Wonder) le long-métrage savère visuellement assez quelconque. Usant dun découpage qui se voudrait dynamique, « grossièrement » à la manière dun Sam Raimi (un proche de la fratrie qui lui avait écrit le scénario de Mort sur le grill), le duo Coen/Cooke se repose sur des effets de montage et de transition volontairement (?) cheaps (et tristement fades), et des clips psychédéliques rythmant lodyssée des héroïnes. Seul problème, ces gimmicks graphiques qui voudraient imposer une patte visuelle, se révèlent être lunique horizon de mise en scène dun film peu inventif ou galvanisant. Pire encore, à aucun moment lhumour ne nourrit une quelconque réflexion sur la condition humaine, ce qui constituait pourtant lun des éléments-clefs du génie des frères. Aucun relief nest donné au gag, aucune profondeur ne se dégage de labsurde. Prenons lexemple dune fusillade brutale, un moment surréaliste qui, dans un long-métrage des Coen, devrait soulever des questionnements métaphysiques sur lopposition entre le chaos du hasard et lordre du destin… Elle nest ici cantonnée qu’à une anecdote, certes amusante et surprenante, mais in fine parfaitement vaine. Jamais Drive-Away Dolls ninterroge non plus fondamentalement lAmérique, son roman national et sa mythologie. Seules subsistent quelques blagues parfois drôles sur les Républicains, la prédominance des statues dhommes blancs qui dominent les villes (Tallahassee, Philadelphie) ou la mise à mal dun patriarcat symboliquement tranché et réduit à l’état de marchandise. Des références qui, cumulées à une dimension érudite étrangement forcée (les clins d’œil à Henry James jusque dans le carton final), finissent dalourdir un propos inconséquent. Le casting, totalement déséquilibré, tente de créer des jeux de miroirs entre des couples de personnages (probable échos à sa relation avec son frère) mais pâtit de la trop grande différence de talents entre les forces en présence. Si Margaret Qualley et Joey Slotnick tirent facilement leur épingle du jeu, la fade Geraldine Viswanathan ou lapparition trop fugace de Pedro Pascal, ne marquent pas durablement le spectateur. Un comble pour un portraitiste aussi talentueux que le scénariste de Fargo. Au final, le film, certes modérément divertissant, se révèle surtout oubliable et frustrant. Il natteint jamais la richesse des films des Coen, même des moins réussis, Ladykillers en tête. Prévu pour être le premier volet dune trilogie dont le deuxième opus, Honey Dont (toujours avec Margaret Qualley, cette fois-ci épaulée par Aubrey Plaza) est annoncé pour 2025, Drive-Away Dolls nous laisse un goût dinachevé et n’éveille quun unique désir, que les Coen se retrouvent rapidement pour un nouveau chef-d’œuvre dont ils ont le secret. En promotion, Ethan a parlé dun retour en duo pour un film dhorreur sanglant, cette annonce est presque plus excitante que lentièreté de son long-métrage.

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