Clément Cogitore – « Goutte d’Or » [Blu Ray]

[Reedit de la critique du 1er Mars 2023]

Dans les années 1870, Zola dessinait dans L’Assommoir les transformations urbaines du quartier nouvellement parisien de la Goutte d’Or, au cours des deux décennies qui avaient précédé. Le naturalisme littéraire lui donnait la possibilité de disséquer avec exactitude le déterminisme social au cœur d’un décor de roman correspondant au tracé des rues d’alors. Le lecteur pouvait alors croire à la déchéance physique de Gervaise, blanchisseuse d’abord pleine de rêves et de bonne volonté, car toutes les descriptions de l’auteur s’approchaient d’une réalité « de terrain », plausible, y compris pour qui n’avait pas côtoyé de près la population ouvrière du XIXe siècle. En 2023, le réalisateur et artiste visuel Clément Cogitore part lui aussi d’une véracité supposée dans son troisième film, Goutte d’Or. Cette partie du 18e arrondissement – les quelques rues au-dessus du segment de métro de Barbès-Rochechouart à La Chapelle, et parfois par extension jusqu’au périphérique au Nord–, il ne cherche pas à en cartographier les lieux par un décorum précis, mais en restitue l’ambiance, les sensations, les gens, la mixité. Il ancre cependant l’action dans un aujourd’hui instantané, en filmant les actuels travaux de la Porte de la Chapelle (en vue des Jeux Olympiques de 2024), et en intégrant au récit d’impulsifs et violents adolescents marocains sans-abri, similaires à ceux qui défrayent la chronique depuis 2016 autour du Square de Jessaint. Ce qui intéresse Clément Cogitore n’est pas tant de mettre un sceau d’authenticité à sa mise en scène que de pousser à faire croire autre chose que ce qu’il montre. Le mysticisme se niche entre les plans du réel.

Copyright Laurent LE CRABE – Kazak Productions -France 2 Cinema

Ramsès gère bien son cabinet de voyance, où affluent de nombreux clients sans savoir qu’ils se font continuellement arnaquer, grâce à un procédé d’équipe bien rôdé. Avec des oreillettes ou avec le téléphone des patients, il trouve quoi dire au bon moment, pour rassurer, donner confiance, connecter l’attention. Ses concurrents, aussi charlatans que lui, lui reprochent de leur voler leur public cible, plus « ethnique ». Même si chacun y va de sa propre méthode, celle de Ramsès lui réussit le mieux. Il suffit de voir le comédien Karim Leklou jouer Ramsès, pénétré de magnétisme factice, pour s’en convaincre. Le regard concentré, il communique sans dire un mot, mais lorsqu’il ouvre la bouche, le rythme de la parole ralentit dans des décibels suaves. Son lieu de consultation, au calme terrassant, contraste déjà avec le brouhaha du boulevard Barbès, au croisement duquel des papiers publicitaires sur ses pouvoirs sont distribués entre deux vendeurs à la sauvette de Marlboro bled. Avec ses employés, Ramsès est rationnel, droit au but. Karim Leklou sait où il va, il joue des segments de pensée d’un point A à un point B, comme les courses que son personnage fait pour son business et les relations qu’il fait jouer avec ses voisins et le garde de sécurité de son immeuble. Cette certitude est remise à plat le jour où les enfants perdus de Tanger entrent à son domicile par un échafaudage. Ils ont besoin de lui, le « mage », pour retrouver un « trésor » aux origines douteuses, et leur ami disparu par la même occasion. Ramsès est pris d’une véritable vision. Peut-il s’y fier ? Et Karim Leklou de voguer sans cesse entre deux eaux, capable d’un flux de jeu qui ramène à la terre ferme quand l’esprit s’en va chercher des solutions irrationnelles.

Copyright Laurent LE CRABE – Kazak Productions -France 2 Cinema

Un peu à la manière de M. Night Shyamalan (tendance Signes, le récent Knock at the Cabin, voire La Jeune Fille de l’eau), Clément Cogitore requiert au spectateur une foi à l’image, condition sine qua non pour que l’histoire puisse évoluer. Dans Braguino (2017), il faisait parler la caméra dans le silence. Dans Goutte d’Or, il l’utilise comme une alliée à la démonstration de son scénario. Il montre deux fois comment les « pouvoirs » de Ramsès peuvent être perçus : la première sans explications, la seconde avec le « truc », les coulisses de l’arnaque. Alors que cet avant-après devrait concentrer l’attention sur l’explicable, le cinéaste instaure le doute et invite plutôt à s’identifier à ceux qui bénéficient du miracle plutôt que de ceux qui le conçoivent. Par l‘antagonisme du vrai et du faux, il cherche la maïeutique de l’entre-deux. On veut croire aux pouvoirs que Ramsès n’a pas et se placer à ses côtés. L’imaginaire du regard génère une mythologie contemporaine sur fond de l’implacable narration de la ville, tant qu’on souhaite lui donner une existence.

Copyright Laurent LE CRABE – Kazak Productions

Si Ramsès fait revenir ses clients, est-ce pour son empathie, sa volonté à ne faire qu’un avec l’identité numérique (volée) de leur propriétaire, ou parce que son entreprise fonctionne bien ? Sans doute les trois en même temps. Clément Cogitore, qui a également écrit le scénario, présente des êtres avec une histoire douloureuse, peut-être maudite, sans ajouter de pathos ou de misérabilisme. La galerie de personnages semble survivre sous l’étendard de la débrouillardise : ces adolescents pillards, peu à l’aise en FaceTime avec leur famille restée au Maroc ; les clients de Ramsès, soucieux de perdre le poids de la culpabilité face à leurs proches disparus ; les travailleurs des dépôts-ventes, plaques tournantes indirectes des trafics ; et Ramsès lui-même, qui ne sait plus très bien si sa vision du jeune garçon retrouvé n’est pas une déformation professionnelle, ou ne le fait finalement pas ressembler à son père maladivement superstitieux. Dans cette Goutte d’Or, les guerres de territoire font rage, mais tout le monde cohabite, gardant en commun une croyance. Pas celle de la religion, mais celle, personnelle, du cours des choses, de la destinée. Et en cela, tous se respectent mutuellement. Ce polar d’errance urbaine instille sa magie grâce à la part de mystère que chacun de ses personnages garde dans son jardin secret par mécanisme de défense. Le sensible portrait collectif de Clément Cogitore ouvre ses écoutilles à la possibilité d’un monde utopique enclavé dans un univers urbain de bruit, de mouvement et de corps hantés.

Bonus :
Commentaire audio de Clément Cogitore

DVD et blu-ray édités par Arcades

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