Christine Dory – « La Fille d’Albino Rodrigue »

Un sentiment d’urgence émane du deuxième long métrage de Christine Dory après Les inséparables qui date de 2008. Ou du moins une impression de rentrer d’emblée dans le vif du sujet, sans détour inutile ni exposition laborieuse. Rosemay, 16 ans, munie de son sac à dos, attend devant la gare de Metz son père, Albino Rodrigue, qui ne vient pas la récupérer. Plus inquiétant, il ne répond pas au téléphone. Elle se rend chez sa mère qui lui raconte que son père est malade, hospitalisé très loin du domicile. La situation est particulièrement gênante, déstabilisante, incitant le spectateur à recontextualiser le récit, à le construire, tant les non-dits abondent. L’attitude de la mère est si désinvolte et détachée que nous ne sommes pas sûr de son statut. La raison de l’arrivée de Rosemay n’est pas très claire non plus. Evidemment, on apprend ensuite que la jeune adolescente vit dans une famille d’accueil et ne rejoint sa famille biologique que ponctuellement. Tout le film tourne autour de la présence/absence de Albino, ce père fantôme qui occupe les pensées de l’héroïne qui retourne auprès de ses parents adoptifs après les vacances, un couple d’agriculteurs aimant et très ouvert, incarnés par Romane Bohringer, moins irritante qu’à l’accoutumée, et le formidable Samir Guesmi, acteur que l’on voit partout mais dont on ne retient jamais le nom.

La Fille d’Albino Rodrigue: Galatea Bellugi

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La description du quotidien dans un faux style naturaliste évoque en surface le cinéma des frères Dardenne ou pire celui d’Emmanuelle Bercot, notamment dans cette vision idéalisée des figures paternelles et maternelles de substitution. On a un peu peur à ce moment d’un recentrage bien pensant, teinté d’angélisme, du côté de la chronique sociale sur les bienfaits d’une éducation à la cool mais un peu strict en même temps. Mais, Rosemay n’arrive pas à oublier l’absence de son père et son intuition l’amène à mener son enquête. Proche de la déscolarisation, pas loin d’être illettrée, elle se fait aider par sa nouvelle demi-sœur, à peine âgée de 10 ans, bien plus douée pour écrire une lettre adressée à la police puis au procureur de la République qui finira par la recevoir. Ce qui peut paraitre complètement invraisemblable. Et pourtant La Fille de Albino Rodrigue s’inspire d’un fait divers qui n’aurait pas déplu en son temps à Claude Chabrol.  La plupart des évènements sont mêmes fidèlement restitués mais par l’étrangeté de l’écriture et la sécheresse de la mise en scène, Christine Dory s’écarte du drame familial « sordide », très terre à terre, pour se frotter à une sorte de film noir à la fois linéaire et très elliptique, conférant à l’ensemble une densité peu commune.  Elle y greffe aussi une référence au western subtilement amenée, pas seulement par la présence d’un cheval mais surtout par la manière de filmer la trajectoire  -mentale et physique – de Rosemay, beau personnage de cinéma, qui échappe à la sociologie de comptoir, dont l’intelligence intuitive l’amène à révéler au grand jour une vérité peu reluisante.

La Fille d’Albino Rodrigue: Emilie Dequenne

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Face à elle, le personnage maléfique, figure obligée du film noir ou même du cinéma Chabrolien pour rester sur des terres francophones, est incarnée par sa mère, antagoniste qui fait froid dans le dos. Sans crier gare, la réalisatrice dresse le portrait d’une femme manipulatrice effrayante, détachée d’affects envers ses enfants et s’arrangeant avec la réalité sans jamais en mesurer les conséquences. Cette mère indigne est interprétée par la trop rare Emilie Desquenne, exceptionnelle comédienne révélée par Rosetta, qui donne pourtant l’impression de jouer une fausse partition qui peut gêner. C’est justement par ce décentrage, ce léger pas de côté, que l’actrice donne le meilleur d’elle-même et prend le risque de dérouter en endossant le rôle d’une personne qui joue déjà mal son propre rôle, n’est jamais crédible quand elle ment ou fait semblant d’être touchée. L’insincérité du personnage est remarquablement cernée par la cinéaste qui a dû demander à Emilie Desquenne de surjouer ou sous jouer certaines situations pour laisser transparaitre la nature véritable de ce monstre tellement ordinaire et pathétique. Dans le rôle difficile de Rosemay, la jeune star montante Galatéa Bellugi, également à l’affiche dans Chien de casse en ce moment, est formidable.

La Fille d’Albino Rodrigue: Romane Bohringer, Samir Guesmi

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Entre tragi-comédie familiale, non dénuée d’humour, polar et road movie, La Fille d’Albino Rodrigue affiche une belle singularité par cette manière de ne pas nous donner ce à quoi on s’attendait, de préférer la sortie de route quitte à désarçonner en ne s’embarrassant pas de quelques invraisemblances. Une jolie réussite.

 

 

 

 

 

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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