Border ou Gräns (titre original suédois) … Frontière. Mais de quelle frontière s’agit-il? Celle physique entre un pays et un autre, celle qui nous sépare du monde animal, du bien et du mal, du réel et de l’imaginaire?

Le film démarre de façon explicite, pragmatique.  Cette frontière est déjà liée à l’emploi de Tina, douanière qui possède un odorat exceptionnel.  Ce don, à la lisière de la magie, lui permet de flairer la culpabilité des individus s’adonnant à divers trafics.

Cette qualité rare rapproche Tina d’un animal, ce que son physique repoussant accentue sans ambiguïté.  Car il faut bien le dire, elle est objectivement moche, non pas difforme comme John Merrick par exemple, mais effrayante comme une mutante issue de manipulations génétiques, croisement insensé entre l’humain et un animal sauvage.

En travaillant ainsi pour l’état,  en se substituant à la fonction habituellement destinée aux chiens policiers, elle pourrait être perçue comme un modèle d’intégration… mais la réalité est bien plus complexe. Elle vit recluse au fin fond des bois avec un parasite qui profite d’elle et la trompe.  Si elle ressent l’anormalité de cette condition, elle s’accroche, continue d’interpeller les délinquants sous toutes leurs formes. Jusqu’au jour où elle croise Vore, son alter ego masculin, aussi laid qu’elle. Considéré d’abord comme suspect, Vore va troubler Tina, se comportant de la même manière. Il ne fait aucun doute que Vore cache un secret.  Tina en a la trouble intuition, mais elle éprouve une étrange attirance pour lui.

Difficile d’en dire davantage sans éventer le mystère qui enrobe ce fascinant Border qui a remporté le prix d’Un certain regard à Cannes.

Copyright Wild Bunch Germany

Second long métrage d’un jeune cinéaste d’origine iranienne, exilé en Suède à l’âge de 22 ans, cette fable étonnante avance masquée. Elle se présente dans un premier abord comme un plaidoyer pour la différence, doublé d’une réflexion sur la frontière ténue entre inclusion et exclusion, désir d’intégration et marginalité.

Un questionnement qui doit sans doute beaucoup interpeller le cinéaste vu ses origines. En s’emparant du  roman de John Ajvide Lindqvist, auteur de Morse adapté à l’écran à deux reprises, Ali Abbasi signe une œuvre placée sous le signe d’un réalisme magique à forte connotation romantique qui culmine dans une séquence dans les bois à la poésie bestiale. Les deux tourtereaux courent nus dans la forêt, s’enlacent, s’embrassent, se confondent avec la nature et l’on pressent que la vérité sommeille en cet environnement minéral  idéalement restitué par une ambiance sonore très sensuelle crée par Christopher Berg et Martin Dokov. Une dimension quasi animiste, voire même mythologique s’instaure lors de cette virée qui culmine lors d’une scène de sexe aberrante, à la fois charnelle et grotesque, repoussante et fascinante, faisant alors intervenir des effets spéciaux organiques que n’aurait pas reniés David Cronenberg. Cet accouplement, union physique à l’animalité saisissante, n’a rien de gratuit et constitue un moment charnière, un basculement inattendu.

Le discours humaniste déployé se délite, ou plutôt révèle la face cachée des choses, la noirceur du monde et son ambivalence. Le film pose alors le problème à l’envers,  considérant l’intégration, l’acceptation de vivre parmi les hommes comme un renoncement de sa nature même. Border se transforme en une parabole sur l’identité, sur la capacité à accepter sa difformité et sa bestialité, canalisée et verrouillée par la civilisation à travers le métier exercé par Tina. Lorsque l’hypothèse envisage que les deux amants ne seraient pas forcément le fruit d’aberrations liées à une maladie ou à une expérience, notre point de vue, rempli de certitudes, s’en trouve ébranlé. On se prend à reconsidérer le film sous un angle beaucoup plus cruel et critique, remise en cause du positionnement ethnocentré de l’humain sur terre, dominant arbitrairement sur toutes les autres races.

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La force du film est néanmoins quelque peu altérée par un scénario alambiqué qui greffe sur cette histoire d’amour sauvage, non dénué d’humour par ailleurs, une intrigue policière sordide sur fond de violences conjugales et de pédophilie, qui va converger, via des coïncidences un peu grossières, dans une unique direction.  La construction habile du scénario retombant sur ses pattes, se révèle artificielle et verrouille parfois ce beau film par des déterminismes dans son opposition un peu facile entre nature et culture (les déviances de la civilisation face à la véracité instinctive de l’animalité).

Ce petit bémol n’entache par le pouvoir hypnotique que procure cette œuvre, à la croisée des genres, entre fable sociale, thriller glauque et fantastique proche de la « fantasy » portée par une mise en scène très inspirée, oscillant entre naturalisme cafardeux et lyrisme très physique. La caméra colle au plus près des personnages, immersion dans une intimité dérangeante et singulière, véritable force de ce conte « borderline », magnifiquement interprété par deux comédiens affublés de prothèses, incarnant des monstres vibrant d’humanité, sans jamais sombrer dans l’idéalisme, l’un deux s’avérant beaucoup plus retors que prévu.

Ali Abbasi pourrait devenir l’une des figures les plus originales du cinéma fantastique  dans les années à venir. On croise les doigts.

 

 

 

 

 

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