Philippe Garrel – « Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… »

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Il est traditionnellement admis que l’œuvre de Philippe Garrel se divise en deux parties distinctes. D’une part, ses films visionnaires et expérimentaux des années 70, tournant le dos à la narration traditionnelle et recherchant une forme d’art pour l’art (La Cicatrice intérieure, Les Hautes Solitudes…), d’autre part, des œuvres plus narratives où le cinéaste, hanté par ses fantômes (Nico, Eustache, Jean Seberg…) peaufine un vaste ensemble autobiographique. Dans un très beau texte1, Thierry Jousse proposait un parallèle très stimulant entre le cinéma de Garrel et deux formes distinctes de la parole prophétique : d’un côté, celle de l’apôtre Jean (« au sens où l’apôtre Jean, figure mystique, incarne une parole visionnaire »), de l’autre, celle de Paul, « l’homme du sens, le scribe qui doit écrire le récit et qui sera plutôt la figure du cinéma de Garrel à partir des années 80 »).

Dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights…, la volonté « d’écrire un récit » est évidente puisque Garrel fait référence aussi bien à son histoire d’amour malheureuse avec Nico qu’à son nouveau statut de père. Il parsème son film d’anecdotes véridiques (l’agression d’une femme noire par la chanteuse, l’enfant non reconnu, son addiction à la drogue…) ou de réminiscences bouleversantes (la chanson All Tomorrow’s Parties que l’on entend lors d’une des plus belles scènes du film). Garrel se filme lui-même en cinéaste en train de tourner un film sur sa propre histoire. Si Jacques Bonnaffé fait figure dans le récit d’alter-ego du cinéaste, ce dernier apparaît en personne pour discuter avec Anne Wiazemsky de son personnage ou pour rencontrer d’autres réalisateurs (Chantal Akerman, Jacques Doillon) avec lesquels il s’interroge sur son art.

Pourtant, cette volonté de revenir à un récit plus « classique » (déjà visible dans les très beaux L’Enfant secret et Liberté la nuit) se heurte ici à une forme totalement ouverte et déconstruite. En adoptant le principe du feuilleté narratif (film dans le film, tournage dudit film, réflexion sur l’œuvre en train de se faire…), Garrel renoue avec sa veine expérimentale des années 70. Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… est un immense « work in progress » où le cinéaste semble tout vouloir mettre (avec ses 2h17 de métrage, c’est l’un de ses films les plus longs) à l’écran : sa vie, ses tripes, ses doutes mais aussi tout ce qui constitue les à-côtés d’un tournage : les claps, les rushs, les chutes… Ce patchwork donne lieu à de splendides moments qui renvoient au goût de Garrel pour le cinéma primitif : longs passages muets où le cinéaste filme des visages en de magnifiques gros plans (on songe alors aux Hautes Solitudes), scènes qui semblent naître d’une obscurité totale que troue soudainement la simple lueur d’une bougie ou, à l’inverse, des scènes baignant dans le blanc éblouissant d’une image surexposée.

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Ce télescopage constant permet au cinéaste d’éviter une certaine complaisance narcissique. S’il s’inspire de sa propre expérience et qu’il puise dans ses affects et émotions, il laisse aussi une place à l’imaginaire et à la rêverie. A travers son expérience, il cherche à atteindre une forme d’universalisme qu’il traduit de manière un brin naïve lorsqu’il énonce clairement : « je veux faire un film contre l’usage de l’héroïne et contre la tentation de la lutte armée dans la révolution ». Même s’il sera question de drogue dans le mouvement du film consacré à Christa (Anne Wiazemsky)/Nico et d’un acte terroriste en préparation (autour du personnage incarné par Lou Castel), ces « sujets » ne sont évidemment pas traités au premier degré par Garrel mais ils apparaissent comme de simples motifs d’une vaste tapisserie où se mêlent la réalité et l’imaginaire. Car si « l’axe Christa » semble le plus imprégné par l’expérience amoureuse de Garrel, l’axe Marie/Mireille Perrier apparaît davantage tourné vers l’imaginaire. S’appuyant sur un événement « réel » (la naissance d’un petit garçon), cette histoire relève d’une reconstruction fantasmatique (la lutte armée) et ce n’est pas un hasard si Garrel cite Desnos lorsqu’il filme ces personnages précisément. Détail troublant : Marie se suicide à la fin du film et on la voit à côté d’une bicyclette, plan tristement prémonitoire de la mort de Nico qui allait survenir quelques années plus tard.

Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… est un film de fantômes au deux sens du terme : à la fois hanté par des figures connues et aimées dans le passé mais également au sens de « fantasme », avec cette idée que le cinéma permet de réinventer son existence, même en puisant dans la réalité. Un des fantômes qui hantent le film est aussi celui de Jean Eustache (sauf erreur, Garrel filme la fenêtre par laquelle le cinéaste a sauté pour se suicider), cinéaste majeur et véritable passeur pour toute cette génération arrivée après la Nouvelle Vague.

Ce n’est pas un hasard si Garrel s’entretient ici avec Chantal Akerman et Jacques Doillon, anticipant ainsi le documentaire qu’il consacrera aux réalisateurs de sa génération quelques années plus tard : Les Ministères de l’art. Alors que les socialistes sont désormais installés au pouvoir et que la « Culture » est à l’honneur, Garrel s’interroge sur son rôle d’artiste, lui qui rêve de faire un film « pour le prix d’une 2CV », hors de l’institution et des honneurs officiels.

Entre la conscience d’une certaine impasse que constituait « l’art pour l’art » et le refus de revenir à des formes trop classiques adoubées par le monde culturel, Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… témoigne de cette période de doute que traverse le metteur en scène. Avec Doillon, par exemple, il s’interroge sur son droit ou non de filmer son fils. Ce que ce questionnement pourrait avoir d’anecdotique s’inscrit dans une réflexion plus globale sur le regard, sur la fonction du cinéma et ce qu’il peut dévoiler. Se refusant à filmer le petit Louis, il n’apparaîtra que le temps d’un moment bouleversant : une photo du père et de son fils pendant que retentit Le Petit Chevalier, chanson enfantine que l’on trouve sur l’album de Nico Desertshore et qu’interprète Ari Boulogne, le fils de la chanteuse non reconnu par Alain Delon. Là encore, c’est le télescopage des niveaux de lecture qui donne une grande profondeur à ce moment.

Pour obtenir cette « image juste », il faut donc à Garrel tout un processus de réflexion et d’essais. Au sens noble du terme, Elle a passé tant d’heures sous les sunlights… est un film d’artisan qui refuse le caractère achevé de l’œuvre pour privilégier avant tout un désir de cinéma comme prolongement de la vie, un cinéma qui ne serait pas une pratique séparée.

On retrouve ici une volonté de revenir à une forme d’enfance de l’art, à un cinéma pratiqué comme si c’était la« première fois » (comme une naissance : on sait l’importance qu’occupe la figure de l’enfant chez Garrel : La Cicatrice intérieure, Le Révélateur…). Et c’est ce mélange entre la réflexion, les ratures, les essais au brouillon, les esquisses, les répétitions et une croyance infinie dans le pouvoir du cinéma qui fait la beauté fragile mais indélébile d’Elle a passé tant d’heures sous les sunlights

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1 JOUSSE, Thierry. Là où la parole devient geste in Théâtre au cinéma n°24 : Philippe Garrel, Ciné festival, Magic Cinéma, Bobigny, 2013. p 86-89

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Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985) de Philippe Garrel

Avec Jacques Bonnaffé, Mireille Perrier, Anne Wiazemsky, Lou Castel, Philippe Garrel, Chantal Akerman, Jacques Doillon

Éditions : Re:Voir

DVD + BR

Livret de 44 pages bilingue avec des textes d’Emeric de Lastens et Enrique Seknadje.

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A propos de Vincent ROUSSEL

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