Denis Amar – « Asphalte » (1981)

Qu’elle soit un symbole de liberté (Macadam à deux voies, Easy Rider), une source de fantasmes déviants (Crash), voire un lieu où le danger rôde (Duel), la route occupe depuis toujours une place importante dans l’imagerie du cinéma, majoritairement américain. Le road movie synthétise toutes les obsessions yankees pour le voyage, la traversée des grands espaces, et la fétichisation des voitures comme nouveaux destriers partant à la conquête d’un Ouest sauvage. En 1981, quatorze ans après le choc Week-End signé Jean-Luc Godard, Denis Amar (ancien assistant de Jean Delannoy et Philippe de Broca) s’essaie à son tour au « drame autoroutier » bien français avec Asphalte. Cinéaste inégal issu de la publicité, il réalise quelques films de genre (dont L’Addition, thriller carcéral avec Richard Bohringer), puis part à Hollywood où il tourne, sous le pseudonyme de Christopher Bentley, Justice privée en 1986, actioner de studio qu’il renie aujourd’hui, avant de continuer sa carrière principalement à la télévision. Si le grand public se souvient de lui pour son biopic consensuel et académique sur le fondateur dEmmaüs (Hiver 54, l’abbé Pierre, avec Lambert Wilson), il ne faut pas oublier que son galop d’essai fut une œuvre coup de poing, quelque peu tombée dans l’oubli (contrairement à son affiche mémorable). Ce premier long-métrage est donc aujourd’hui remis à l’honneur par Studio Canal et Jean-Baptiste Thoret grâce à une édition en combo Blu-Ray / DVD au sein de leur collection Make My Day !. On y suit les histoires de plusieurs personnages prenant le volant lors du grand départ en vacances des aoûtiens, et qui se retrouvent, chacun à leur manière, confrontés à leur destin sous un soleil de plomb…

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Film chorale par excellence, Asphalte choisit donc d’ausculter diverses personnalités aussi multiples qu’opposées, réunies par leur seul rapport à la route et à ses dangers. Pour le professeur Kalendarian (Georges Wilson), chirurgien à Lyon, et pour Caron (Etienne Chicot), propriétaire dune casse où sentassent des épaves de voitures accidentées, ce 31 juillet sera un jour comme un autre, avec juste plus de travail à effectuer. Une approche clinique, distanciée (le médecin fait même preuve dun grand cynisme face aux drames) qui tranche avec le tempérament de Juliette (Carole Laure), tout juste séparée davec son notable de compagnon (la légion dhonneur sur ses costumes faisant foi), dont on ne saura, au final, pas grand-chose. La comédienne, encore auréolée du succès de Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier, sorti en 1978, et à laffiche la même année dÀ nous la victoire de John Huston, interprète donc une jeune femme cible de tous les désirs des hommes quelle croise au fil de ses escales, véritable fil rouge du récit. Forte et déterminée, poursuivant malgré les embûches un but illusoire, une chimère de son passé, elle est entraînée dans une fuite en avant qui lamène, in fine, à sen émanciper. À lautre bout du spectre social, Albert Pourrat (Jean-Pierre Marielle) incarne la quintessence du français moyen fier de sa réussite financière (il exhibe sa nouvelle voiture comme un trophée) que lacteur a si souvent magnifié au cinéma. Inconscients et méprisants, lui et ses amis peuvent être perçus comme la vision déformée de lautomobiliste franchouillard tel que le cinéaste les perçoit, si lon en croit son interview présente en bonus. Ici, les enfants suivent un modèle familial et répètent les erreurs de leurs parents, singeant leurs attitudes jusqu’à l’absurde. Pourtant, seul Gérard, le fils dAlbert, paraît sensé, clairvoyant, à l’écoute des signes avant-coureurs, et se pose quasiment en figure annonciatrice de la tragédie à venir. Car là se situe la force du long-métrage, loin d’esquisser un schéma programmatique du genre, amenant à la réunion finale de toutes les individualités de façon artificielle (à la manière de Babel), il dresse une peinture composée de nombreuses saynètes baignant dans une atmosphère quasi fantastique. Une inquiétante étrangeté se dégage de cette galerie de morts en sursis, tel Jaeger (Philippe Ogouze), ce père de famille échappant à un crash, et continuant sa route à pied, comme si de rien n’était. Spectre errant parmi les vivants, il dévoile une aura presque Lynchéenne, et préfigure lune des séquences les plus mémorables de Sailor et Lula. L’épaviste, gardien dun cimetière de carcasses automobiles renfermant encore des souvenirs vivaces (en témoigne cette bouleversante scène avec Louis Seigner), ne porte pas le nom du passeur mythologique qui guide les âmes vers les enfers à travers le Styx, par hasard. À ceux-là sajoutent Le Cousu (René Bouloc), personnage grotesque tout droit sorti dun film de la Hammer, des vendeurs de valises surréalistes dignes de la loufoquerie des Dupond et Dupont (ainsi que des apparitions de Christophe Lambert ou Richard Anconina), et une ambiance générale de déliquescence où lhumanité court à sa perte. La fin semble proche, inévitable et les réactions déraisonnées, comme en témoigne cette femme seffondrant subitement dans l’indifférence générale. Bien que centré sur des « héros » disparates, le long-métrage crée néanmoins un univers cohérent, où toutes les âmes se retrouvent liées, malgré elles, à leur environnement.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Hormis l’image inaugurale dominant la ville de Lyon dans son ensemble, ainsi que le générique, composé de stations-service, aires de repos, toutes cadrées large, le reste du film surprend par l’omniprésence des gros plans, saisissant au plus près les réactions, les émotions de chaque personnage. Denis Amar regrette d’ailleurs ce systématisme, offrant des considérations très critiques sur ses choix purement techniques, loin de toute langue de bois. Perdu au sein d’un milieu hostile, chaque être en pleine migration va à la rencontre de son destin sur cette autoroute, véritable « lieu de mort permanent » comme le désigne Jean-Baptiste Thoret dans son introduction. Un sentiment de prédestination funeste plane sur l’ensemble du long-métrage, le lieu de passage, presque hors du temps, devient un grand ordonnateur omniscient. Le titre en lui-même désigne la matière (l’asphalte) comme sujet central, centre névralgique qui relient entre eux tous ces Français. La radio (qui célèbre la sainte Juliette, comme un signe précurseur) et la télévision rendent compte d’une recrudescence d’accidents inexplicables, le tout sous une canicule étouffante, faisant poindre l’irrationnel au cœur de l’étude de mœurs. Démontrant un grand sens du tempo lors des montées de tension, le réalisateur fait durer un repas arrosé dont le spectateur croit connaître l’issue, pour mieux le surprendre de la manière la plus sinistre qui soit. Déstabilisante par son montage (signé Jacques Witta, collaborateur fidèle de Krzysztof Kieślowski), l’œuvre joue avec les correspondances, à l’instar de cette visite de Marielle chez le garagiste enchaînée avec un énorme carambolage, comme une préfiguration de l’inéluctable. Les cascades justement, chorégraphiées par le spécialiste Rémy Julienne, sont impressionnantes, véritables ballets de tôle froissée, filmées très souvent au ralenti, générant un chaos de bruits et d’images très esthétique. Graphiquement, Asphalte s’autorise quelques envolées oniriques (les vêtements semblant planer sur un ciel bleu) ou symboliques (le tube de rouge à lèvres écrasé sous une roue), magnifiées par la très belle photo de Robert Fraisse, chef op attitré de Jean-Jacques Annaud, qui travailla à de nombreuses reprises à Hollywood (Alpha Dog, Ronin…). Le métrage se double, de plus, d’une vision politique des rapports humains lorsque ceux-ce se retrouvent confrontés au danger. Dès l’introduction, Kalendarian se plaint de devoir se procurer du sang en Suisse au prix fort suite à une pénurie, quant à Arthur, incarné par un excellent Jean Yanne, il croit pouvoir tout acheter en sortant son chéquier à tort et à travers, même quand la situation est plus que critique. Sur la route, l’argent n’a plus de valeur, les classes n’existent plus, tous se retrouvent sur un pied d’égalité, comme un microcosme hors système. Amar, communiste convaincu et ancien syndicaliste, y révèle probablement sa vision d’une société quasi utopique, dans une France alors sur le point de connaître un bouleversement notable avec l’élection de François Mitterrand. Jean-Pierre Marielle y interprète d’ailleurs (avec brio, comme toujours) pour la dernière fois son rôle fétiche de beauf Giscardien. Tout un symbole. Loin de sombrer dans le nihilisme total, le récit conserve une lueur d’espoir à travers cette ultime observation d’un couple se formant, enfin prêt à affronter la brutalité du monde qui l’entoure. Tombé dans l’oubli cinéphilique, cet OVNI méritait amplement d’être redécouvert grâce à cette édition proposée par Make My Day!, répondant toujours présent lorsqu’il s’agit de déterrer des pépites méconnues.

(Capture d’écran DVD © Studio Canal)

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez  Studio Canal.

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A propos de Jean-François DICKELI

2 comments

  1. Clavel

    Très bonne critique malgré un oubli : comment ne pas mentionner la musique de Laurent Petitgirard puissante et magnifiquement orchestrée.

    • Jean-François DICKELI
      Author

      Merci beaucoup, en effet je ne l’ai pas mentionnée car il m’a fallu faire des choix, mais la BO est effectivement superbe.

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