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Dans les années 70, la Nikkatsu est au bord de la faillite. L’une des firmes les plus prestigieuses et les plus anciennes, s’étant illustrée tout autant dans le chambara, que le drame social ou le film de yakuza, ayant vu fleurir des cinéastes aussi importants que Kenji Mizoguchi, Tomu Uchida, Seijun Suzuki ou encore Shōhei Imamura ne s’est toujours pas remise de la guerre qui a conduit les 10 plus grands studios à se fondre en quatre entités, et ne parvient plus à faire face à la concurrence d’autres maisons telles la Toei en pleine vogue du cinéma d’action. Le filon de l’érotisme semble alors l’ultime chance de survie. La Nikkatsu change ainsi de direction en lançant le « roman porno » dont l’appellation (la prononciation « exotique » est la même en japonais) entreprend de mêler « pornographie » et « érotisme », ce qui en dit à la fois assez long sur le désir d’attirer un public qui ne soit pas seulement celui de l’exploitation, et sur une véritable hésitation quant à la reconversion d’un studio légendaire. Mais contrairement aux œuvres pornographiques tournées à la va vite, les productions Nikkatsu bénéficient du travail de leurs équipes techniques et artistiques hors pair et des réalisateurs de talent qui lui sont restés fidèles et ce, malgré un cachet dérisoire. C’est ainsi que l’on pourrait qualifier le roman porno de cinéma érotique d’auteur, qui ferait de l’exploitation un vaste champ d’expérimentation pour quelques grands réalisateurs comme Koji Wakamatsu, Masaru Konuma ou Noboru Tanaka. Le roman porno n’est pas un avatar du cinéma pornographique, mais joue ouvertement avec ses codes, en particulier en contournant des règles de censure extrêmement strictes (toute pilosité étant interdite, nous n’apercevrons aucun poil pubien) par des trouvailles de mise en scène souvent très ingénieuses et pleines d’humour (la flamme d’une bougie, ou un objet incongru dissimulant les parties sensibles lors d’une scène de sexe par exemple.. ) ainsi qu’une façon extrêmement provocante de briser les tabous en multipliant les déviances et en allant de plus en plus loin dans leur représentation. Aussi le roman porno est à la fois visuellement l’un des cinémas érotiques les plus discrets en matière de nudité frontale mais le plus incroyablement osé en matière de thèmes. Passées les contraintes d’insérer des scènes de sexe toutes les 10 minutes, les réalisateurs bénéficient d’une liberté créatrice d’où émergeront d’étonnants exercices de style. Le choix des trois premiers titres de la collection Roman Porno Wild Side peut paraître curieux car, si La femme aux seins percés paraît tout à fait caractéristique du genre, Osen la Maudite, et la Chambre noire s’en échappent très largement au point de donner une idée quelque peu erronée, eût égard à la dimension incroyablement graphique de l’un et intériorisée de l’autre.
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« La vie n’est que souffrance, Ma vie n’est que malheur. Notre existence n’est rien dans ce monde flottant. » : telle une plainte, une chanson traditionnelle berce les premières images d’Osen la maudite ; sur les pavés, en lettres de sang, s’inscrit le titre avant que le générique ne se poursuive en suivant les écritures sur les pierres ; Osen La maudite se place sous le signe de la splendeur visuelle et du pourpre. Aux antipodes d’un simple illustrateur du genre, Tanaka s’affirme d’emblée comme un auteur, un formaliste, doublé d’un remarquable metteur en scène. Lorsque ses confrères plongent – souvent avec ironie il est vrai (cf Konuma) – dans l’archétype d’une vision de la femme intégralement soumise aux sévices que va lui imposer homme initiateur et bourreau et cherchant toujours à pousser la provocation plus loin, le regard de Tanaka est résolument féministe et par le prisme de ses héroïnes, fait rimer transgression et subversion. Les relations entre un maître du bondage et son modèle se muent dans l’extraordinaire « Bondage » en descente aux enfers flamboyante, extrêmement critique, dans lequel les visages traversés de douleur importait plus qu’une représentation presque elliptique de l’érotisme. Bondage, chef d’œuvre ultime, film d’art, expérience rougeoyante qui laisse le spectateur sonné. Quant à son Abe Sada elle conquiert son indépendance dans sa sexualité même. Réalisé en 1973, Osen s’affirme à la fois comme un somptueux jidai geki (Films à costumes) et un déchirant portrait de femme, digne d’une héroïne de Mizoguchi, plongée au cœur du vertige de cette courtisane renommée devenue prostituée dans les bas fond d’Edo. Osen, qu’on dit victime d’une malédiction, au point que chaque homme couchant avec elle risque la vie, est surtout une somme de souffrances qui même brisée reste encore capable de donner d’elle-même à un homme. Tanaka débute Osen la maudite là où beaucoup d’autres auraient inscrit le mot fin et plutôt que de raconter l’histoire de sa décadence, Tanaka prend son héroïne au moment où elle a tout perdu, pour évoquer cet après, justement et, qui sait, l’éventuel espoir d’une renaissance. Tanaka multiplie les gros plans, serre au plus près les expressions de son héroïne. Cinéaste féministe au sein d’un genre typiquement masculin, il s’intéresse à la sexualité de la femme, à sa libération par le plaisir. Osen jouit, aime faire l’amour et Tanaka capte cette exultation instantanée. Il aborde l’Art érotique comme des estampes (on pense à Hiroshige ou Hokusai) sans jamais sombrer dans l’illustratif. Quelquefois léger, parfois d’une cruauté acérée, voire même morbide, son érotisme est à la fois profondément charnel et intériorisé, parvenant à la fois à saisir la blancheur du corps et les méandres de l’âme. Il faut voir Osen se masturber avec le petit doigt coupé de son mari pour comprendre à quel point l’érotisme de Tanaka confine parfois au macabre dans une absurdité poétique et triviale. Il peuple également son film d’images mentales ou symboliques qui le font basculer dans le fantasme, dans le brouillard perceptif. Les mouvements de caméra épousent de manière hypnotique l’état flottant de l’héroïne, tourmentée, incertaine, perdue. A la fois révoltée et docile, invectivant son pitoyable mari qui la vend et la traite comme un objet mais le recueillant dans ses bras lorsqu’il se lamente, Osen est une somme complexe de contradictions, minée par son passé, qui accomplit paradoxalement sa rébellion dans sa résignation. Devenue sereine face au malheur, presque indifférente, insensible, impassible, cynique, elle acquiert la conviction de l’inanité de la lutte, convaincue d’appartenir aux rouages de la supercherie des castes, de l’inégalité des sexes, de la tradition séculière et de la condition de la femme. Comme dans l’ironie romantique, le rire – tel qu’il se lit dans le visage final de l’héroïne embrassant une figure figée – n’est pour celle qui abdique que la carapace du désespoir. Le monde du masque assimile les protagonistes à des pantins aux ficelles invisibles manipulées à loisirs. Rien d’étonnant à ce que l’homme qui tombe amoureux d’Osen soit lui même un maître de marionnette incapable d’assouvir ses désirs autrement qu’en identifiant les femmes aux figurines qu’il dirige. Dans une scène magistrale, Osen évolue dans un décor qui se fait scène de théâtre, avec les gestes saccadés d’un automate, alors que le jeune homme tire derrière elle des fils invisibles… pantomime, chorégraphie émouvante et dérangeante qui vient illustrer le destin à jamais emprisonné de l’héroïne, marionnette des hommes, petite poupée sans espoir d’évasion.
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Réalisé en 1983 par Shôgorô Nishimura (l’instigateur de la série des « ménagères perverses ») La femme aux seins percés est assez symptomatique de l’essoufflement du genre. Son intrigue constitue une sorte de b-a ba du roman porno, avec son schéma rebattu de jeunes fleurs bleues esseulées découvrant peu à peu les délices du sado masochisme ; d’abord violées et kidnappées, elles se découvrent des perversités cachées, s’apercevant du plaisir qu’elles y ont pris et acceptent avec délice de plonger dans l’enfer de déviances en tout genre que lui imposent un mâle initiateur et bourreau. On soupçonne toujours l’ironie et l’humour pince sans rire dans cet archétype presque caricatural de la soumission de la femme japonaise exacerbant l’inégalité des sexes, mais le fait dans n’être jamais certain rend le spectacle déroutant, malaisant et c’est d’ailleurs son intérêt majeur. Indépendamment de toute considération qualitative, le choc du tabou brisé reste intact, et en fera toujours le meilleur héritage visuel des œuvres du divin marquis, connu lui aussi pour cette neutralité troublante face aux exactions qui y sont présentées. Même si de toute évidence, elle constitue une conquête d’indépendance en opposition à l’existence normative qui lui était offerte, difficile ne pas être atterré par l’attitude de sa protagoniste dont la candeur relève de la bêtise, acceptant de se soumettre à l’inanité et la folie du personnage masculin jusqu’à en tomber amoureuse. Avec ses femmes enchainées dans des cages, son tapis de rose rouges aux épines rentrant dans la chair, et son art de l’humiliation vers le passage à l’état d’esclave, La Femme aux seins percés ressemble in fine à une Histoire d’O nippone dans lequel l’héroïne s’annihile dans le désir de l’autre, devenant sa chose, son objet. Le principal intérêt du film réside dans la gradation de la transgression, le point d’orgue étant d’aborder le tabou de l’urologie et sa capacité à ébranler le spectateur. Mais on est quand même bien loin du génie d’un Metzger avec The Image et si on le compare à une œuvre comme Beautiful Girl Hunter on ne peut que constater qu’il reste assez terne, pas assez baroque dans sa mise en scène pour sublimer son sujet et atteindre la beauté vénéneuse du film de Norifumi Suzuki, qui faisait fusionner Eros et Thanatos avec autrement plus de brio. Le regard voyeur en est réduit à attendre la nouvelle étape, progressivement lassé par la répétition et désintéressé par des personnages, au sein d’une histoire dont il a rapidement deviné les tenants et aboutissants.
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Kiriro Urayama n’est pas proprement dit un cinéaste dévolu au pinku et appartient au contraire à une vague plus intellectuelle, plus littéraire du cinéma japonais, plus proche de l’état d’esprit de la Nouvelle Vague japonaise. Peu prolifique, ancien assistant d’Imamura, on lui doit notamment une belle adaptation de l’écrivain chrétien japonais Shusaku Endo (La femme que j’ai abandonné) et l’intéressant « une jeune fille à la dérive » ressorti récemment en salles. Réalisé également en 1983 pour fêter les 70 ans de la Nikkatsu, La Chambre noire n’a de « roman porno » que le nom car il ne se réfère absolument pas à ses codes et son esthétique. Adapté d’un roman de Yoshiyuki Junnosuke ayant obtenu le prix Tanizaki il possède tout d’abord une durée inhabituelle (dans l’ensemble les pinku font 1H10/ 1H20) puisqu’il nous fait suivre durant plus de deux heures la dérive d’un écrivain perdu, en pleine crise littéraire et existentielle après la mort de sa femme dont il ne saura jamais si elle était un accident ou un suicide, après qu’il l’ait soupçonné et accusé d’adultère. Tout le cheminement psychologique du héros part de ce traumatisme, le sexe constituant le point d’ancrage d’une recherche de soi et d’une quête de réponses. Si dans La Femme aux seins percés chaque scène psychologique ou dialoguée est généralement un pur prétexte de bavardage pour introduire la prochaine scène érotique, ici, le cinéaste se focalise au contraire sur l’univers dépressif d’un homme dans l’abîme, à l’instar de ce motif visuel récurrent du trou noir, du tunnel et du tourbillon. La chair est donc triste chez Urayama, qui la filme dans une lumière blafarde, entre le gris et l’orangé, en clair obscur, soutenue par une musique particulièrement mélancolique. La beauté désespérée qui s’en dégage exclut toute tentative de stimulation du spectateur. Les héros y font l’amour sans joie ni illusion. Et lorsqu’on entrevoit le stéréotype sadomasochiste, lorsque l’une des conquêtes du héros accepte de se laisser dominer, frapper par lui, il n’obéit ici qu’au moyen de retrouver une communication perdue et de rallier par l’intensité et l’altérité de la sexualité au sentiment. Il multiplie les femmes comme pour mieux n’en comprendre qu’une seule, celle qu’il a définitivement perdu, et à travers elle LA femme elle-même. Chaque personnage féminin constitue pour le héros un nouvel espoir de souffle de vie alors qu’il est déjà hors du monde et que son cœur semble déjà ne plus battre. De femme en femme Nakata sombre un peu plus profondément, se comprenant un peu mieux à mesure que se révèle à lui même son échec, dans une confusion entre l’escalade sexuelle et l’auto flagellation. Désabusé apathique, passif et passéiste, il est peut-être déjà trop éloigné de la vie pour songer au suicide, « Il faudrait que j’y songe » affirme t’il. C’est en quelque sorte sa douleur qui se démultiplie à travers des héroïnes qui l’abandonnent une à une, lui qui croyait les conquérir. A ce titre, La Chambre noire va totalement à l’encontre de la vision habituelle de la femme dans le roman porno puisque ici, hormis une exception, les femmes ne se posent plus en victimes consentantes ou expiatoires mais prennent leur destin en main, comme si le rôle était inversé et que désormais l’emprise sur les hommes leur appartenait. Cette inversion définitive de la guerre des sexes culmine dans une paternité vécue comme un viol, pour ce magnifique drame étouffant qu’est La Chambre noire où l’homme est condamné à errer dans sa vie sans n’avoir plus prise sur rien : en couchant avec Nakata pour tomber enceinte de lui, la jeune lesbienne affirme à la fois sa victoire de femme, et contre le nihilisme de celui qui jurait qu’il ne serait jamais père : « Pour avoir un enfant, il faut croire que le monde est beau, sinon, c’est de l’inconscience et de la cruauté » lui avouait-il. Ultime dérision, même la conviction de Nakata envers le néant, même sa dernière croyance ne résistera pas à son échec individuel.
Les copies présentées par Wild Side sont superbes. On pourra en particulier profiter des extraordinaires couleurs de Osen La maudite et constater à quel point son esthétique reste intacte. Pas de bonus en revanche, sauf sur La Femme aux seins percés qui offre un intéressant documentaire sur le genre, ainsi qu’un deuxième dvd qui permettra de se délecter de l’intégrale des bandes annonces des « romans pornos » à venir chez Wild Side. Mais ne les ingurgitez pas toutes en même temps, vous risqueriez l’overdose ! Quant à nous, on attend avec impatience les prochaines sorties, pour Mars 2010.
Osen la maudite (Japon, 1973) de Noboru Tanaka, avec Eiko Matsuda, Tatsuya Fuji, Aoi Nakajima, et Yasuko Matsui
La femme aux seins percés (Japon, 1983) de Shogoro Nishimura avec Kate Asabuki, Usagi Aso, Jun Izumi
La chambre noire (Japon, 1983) de Kirio Urayama avec Minori Terada, Yoshimi Ashikawa, Mayumi Miura, Koji Shimizu.
Dvds édités par Wild Side
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