Avant toute chose, il convient de rectifier une petite erreur que j’ai commise en rendant compte du film Histoire de ma vie racontée par mes photographies. En effet, je citais alors le titre Babel comme une œuvre indépendante et un titre à part entière. Or sous cette dénomination se cache, en fait, le projet d’une fiction autobiographique titanesque qui durerait 24 heures. A ce jour, Boris Lehman a réalisé sept épisodes de cette saga. Tentatives de se décrire couvre la période 1989-1995 et se trouve être le deuxième volet de Babel, après Lettre à mes amis restés en Belgique (1983-1989) et avant Histoire de ma vie racontée par mes photographies (1994-2001).

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Comme son titre l’indique, Tentatives de se décrire sera un film sur la représentation. Alors que Lehman cherchera par la suite à recoller les fragments de son histoire individuelle à travers ses photographies, il interroge ici le dispositif qu’il met en place pour se demander dans quelle mesure un film peut représenter sa propre personne et ce qui la compose. De manière assez habile, il divise son film en deux parties: la première (trois bobines) est essentiellement axée sur les façons d’envisager sa propre représentation en tant que sujet tandis que la seconde laisse la part belle au regard de l’autre et fonctionne comme un miroir.

Pour parler de lui, Lehman s’en remet dans un premier temps à l’autre et débute par le projet d’un « film épistolaire »  avec une correspondante au Canada. Celle-ci estime qu’il est difficile de parler de soi et refuse de se filmer. De la même manière lorsqu’il arrive à Montréal, le cinéaste participe à un atelier avec des étudiants et leur propose de se « raconter en image ». Exercice difficile dont le résultat ne le satisfait pas : « L’atelier est interrompu, faute de combattants ».

Lehman a alors recours à tous les moyens imaginables pour tenter de se décrire et offrir aux spectateurs la vision la plus juste de ce qu’il est. Tout d’abord, il montre des objets lui appartenant et le caractérisant : son appareil Nikon, sa casquette, sa raquette de tennis et une série de livres. Plus tard, après avoir interrogé diverses personnes (une chorégraphe et danseuse, un artiste plasticien…) sur la manière de représenter son intimité, il va mettre en jeu son propre corps. On pourrait penser qu’en restant au ras du quotidien, le journal de Boris Lehman relève du réalisme voire du naturalisme. Or Tentatives de se décrire s’inscrit plutôt dans la lignée de certaines toiles de Magritte. On pense notamment à L’Évidence éternelle où le peintre reconstitue une femme nue avec une série de tableaux séparés représentant différentes partie de son corps. Dans une séquence fondamentale, Boris Lehman se déshabille et photocopie une à une les différentes parties de son corps. Il présente à la caméra le résultat de cette expérience mais, comme Magritte, montre que ces différents « blasons » ne sont qu’une représentation et qu’ils ne parviendront jamais à saisir l’essence de la réalité du sujet représenté. Pour tenter de donner plus de « matérialité » à ce corps, Lehman avait d’abord choisi de se faire masser par Odette Bougie, une « comédienne et masseuse ». Là encore, la caméra détaille crument chacune des parties du corps du cinéaste, comme si ces mains qui le touchaient lui donnaient alors un caractère tangible. Mais ces essais pour « faire le tour de soi » se soldent par un échec et un épilogue douloureux où Boris Lehman est obligé de rendre son appartement et déclare qu’il  a tout perdu : « Mes parents, ma jeunesse, mon travail, mes amis et mon appartement. » avant d’ajouter : « Est-ce pour conjurer cette malédiction que je ne cesse de filmer, de filmer, encore et encore, les moindres recoins de ma vie […] »

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En abordant la deuxième partie du film, Lehman modifie un peu son dispositif et décide de se décrire par l’intermédiaire du regard des autres. D’une certaine manière, et même s’il faudrait nuancer cette affirmation, on peut voir ce deuxième mouvement comme une réponse « en miroir » au premier. Le cinéaste commence par poser dans un atelier où quelques femmes peignent son portrait. Puis, il part à la rencontre de personnes qui pourraient être ses « doubles » : l’artiste Christian Boltanski, le cinéaste Johan van der Keuken, le peintre Opalka, un photographe aveugle… A chaque fois, il s’agit d’essayer de trouver un lien entre le Moi et sa représentation, ce qu’il reste de soi lorsque sa propre image est passée par le filtre du regard de l’autre. A une apprentie-peintre qui estime que son portrait n’est pas ressemblant, l’enseignante réplique que l’œuvre doit d’abord ressembler à soi-même. En choisissant de discuter avec deux aveugles, Lehman cherche à trouver un nouveau moyen de se percevoir. L’une des séquences les plus emblématiques est sans doute celle où il retrouve Gérard Courant pour tourner son troisième Cinématon. Lehman filme dans un premier temps son filmeur puis échange sa place et se retrouve alors filmé par sa propre caméra tandis que Courant devient le sujet de son propre film. Dans ce mouvement se situe tout l’enjeu de la deuxième partie du film : partir de l’autre, se fondre dans son regard pour finalement revenir à soi.

Si je devais émettre une seule petite réserve, c’est ici que je la placerais dans la mesure où ce qui bouleversait dans Histoire de ma vie racontée par mes photographies était un perpétuel va-et-vient entre l’égo du cinéaste et les autres. Ici, toutes les trajectoires reviennent vers le Moi et on peut estimer que cette volonté bouche quand même un peu l’horizon.

Mais le film passionne néanmoins par sa réflexion sur la manière de représenter un sujet et constitue un beau kaléidoscope dont les mille éclats finissent par dessiner le visage d’un cinéaste décidément fort singulier…

NB : A noter que les éditions Re:Voir ont encore fait un travail magnifique en nous proposant un beau coffret regroupant le film et un livret très complet regroupant à la fois le scénario illustré de Tentatives de se décrire et quelques analyses précieuses sur l’œuvre de Lehman.

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Tentatives de se décrire  (2005)

de Boris Lehman

Éditions Re : Voir

Sortie le 25 août 2017

 

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