Marta Meszaros – « Adoption » (1975) : Des visages, des figures, des femmes

« En face d’un visage, on ne se trouve plus dans une pièce. Une nouvelle dimension s’ouvre à nous : la physionomie. »
Belà Balâzs, Une jeunesse mortelle, 1974

Cette simple phrase révèle en effet un monde. De toute cette collection, celle qui plonge la tête la première dans cette trouvaille, aboutissement des travaux du théoricien et poète hongrois, c’est Marta Meszaros. Et le plus intimiste, le moins attractif des films de la nouvelle collection hongroise de Malavida sur le papier, cet Adoption, se révèle le plus passionnant. Une esthétique singulière, soignée, pour un cinéma humain. Le ciné militant de Meszaros se déleste de toute emphase révolutionnaire pour se concentrer sur la lutte nécessaire. Pas avec un féminisme de posture, mais dans la tranquille affirmation de la spécificité d’un point de vue féminin, au sein d’un pays où la condition des femmes n’a guère évolué. « Le motif fondamental de tous mes films est l’anatomie du mensonge… » 1 . D’où la position unique, et en même temps presque marginale, que la cinéaste hongroise occupe dans son pays ou dans le concert des festivals internationaux. Enfin, à relativiser puis que cet Adoption a quand même décroché l’Ours d’or à Berlin en 1975 !

Elle a attendu d’avoir 44 ans pour livrer ce portrait sensible d’une femme seule, désirant par–dessus tout avoir un enfant. Devant le refus buté de son amant, identique au point de vue de la société de l’époque sur les mères célibataires, Kata, 42 ans, manque de sombrer dans la morosité. Dans cette zone grise de négociation, qui n’est qu’un dialogue de sourds, elle fait la connaissance d’un groupe de jeunes filles hébergées en foyer. Elle se prend d’affection pour l’une d’entre elles, Anna, une jeune femme abandonnée par des parents, peu compréhensifs envers ses écarts et qui cherche un nid pour abriter ses amours. Dans la chaleur de cette relation où se tisse petit à petit une compréhension réciproque, Kata trouve son bonheur et la solution pour sa vie future.

Le titre se réfère donc à cette rencontre, à cette adoption mutuelle. Il est surtout, comme tous les films de la réalisatrice, un retour sur soi, doublé d’un hommage à sa mère, membre de l’élite du Parti qui un jour l’adopta, après que ses parents aient disparu dans la Russie stalinienne, de maladie ou de déportation. La cinéaste est ambiguë sur cette question. Elle a traité cette douloureuse réadaptation d’une adolescente à la Hongrie stalinisée dans Naplo. Mais bien que son engagement politique soit fortement enraciné depuis sa jeunesse, le discours de Marta Meszaros dans Adoption n’est pas idéologique mais très idéalisé.

Elle y filme ce qu’elle connaît : la solitude, le travail, les problèmes familiaux, les foyers d’hébergement et les institutions qui les dirigent. Sa grande qualité d’observation et son langage filmique portent le film à un degré d’intensité rarement atteint dans le genre « social ». Il en résulte un vrai « cinéma d’intervention », pour partager la conclusion de Robert Grelier dans la Saison cinématographique 78. Une œuvre tellement émouvante qu’elle ne peut en effet que susciter le débat.

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« Il n’existe donc en fait pas de photographie objective qui ne montrerait qu’une simple image, sans transmettre en même temps ce que l’œil aurait vu. (. . . ) Même le réalisme reflète un certain état d’âme »

Belà Balâzs, Point de vue sur un point de vue, 1929

Si on était tenté de porter au seul crédit du directeur de la photographie la beauté rugueuse d’Adoption, il suffit d’examiner la carrière de Lajos Koltaï, dont c’était ici le premier long métrage, pour voir qu’il prendra des chemins totalement opposés, devenant entre autres le collaborateur attitré de Szabo pour ses films les plus célèbres. Peut-être gardera-t-il de celui-ci ce don pour « envelopper d’une aura la réalité elle-même » et impressionner la pellicule des visions balazsiennes.

Imposant une très grande auteure, le réalisme critique de Meszaros est toujours tempéré par la douceur. Après la tristesse d’un plan boueux et broussailleux sur les berges d’un fleuve chargé, la caméra suit le corps fatigué et le regard triste de Kata. Dès la scène de la douche, une tendresse infinie monte comme un brouillard, sur un corps encore jeune, assez pour être aimé et donner la vie. Au-delà de la sensualité féminine, Meszaros développe dans ses gros plans un potentiel quasi érotique, sa joie de filmer trouvant enfin cette épiphanie cinématographique (expression si galvaudée). Car l’observation est si minutieuse les émotions se lisent comme dans un livre ouvert, nous portant aux marges du ciné-roman. Adoption flirte avec les premiers âges du cinéma, ce cinéma muet cher à Balâzs, quand le gros plan vint révolutionner le langage filmique. Une qualité qui est celle des plus grands metteurs en scène, Dreyer, Bresson ou Bergman. Ces hyper gros plans mettent aussi à nu la texture : grain de la peau pas entretenue, ravage de la poussière qui s’insinue dans tous les pores, exaltation de la jeunesse. Un travail beaucoup plus proche d’un photographe et cinéaste comme Larry Clark, la couleur blafarde et les chairs laiteuses en moins, que de ses contemporains.

Mais chez Meszaros, quand la douleur des personnages nous ravage, il reste toujours l’immense compassion des héroïnes qui arrivent à partager avec nous cette foi inébranlable dans la solidarité féminine et dans la beauté de la vie. Pas comme un cliché sur quelque paysage, mais dans des instants volés sur ces deux filles qui s’apprivoisent, un visage qui s’éclaire. Et grâce au casting et à la direction des acteurs, ils sont lumineux ( Katalin Berek et Vigh Gyöngyvér ). C’est quand ils se frôlent ou qu’ils se rejoignent que l’électricité passe. Pour dévoiler les âmes, Meszaros n’oublie pas de passer avant tout par la construction du personnage. « Pour cette génération de cinéastes de l’après-guerre, la vie quotidienne n’ayant pas fondamentalement changé ou s’étant même plutôt aggravée avec l’arrivée des pouvoirs communistes, il s’agissait avant tout de faire un retour sur soi. Le cinéma se devait d’être introspectif ou mettre l’accent sur des destins fortement individualisés » 2 . Les gestes simples du quotidien pèsent alors beaucoup ( la coiffure négligée de Kata en début de métrage ).

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« Le film organise un voyage dans un monde d’enchevêtrements magiques, un monde différent qui ignore les secondes et les heures, un espace qui ne connaît pas de points précis mais des lieux significatifs. Pour Balâzs, le chemin qui y mène passe par la physionomie des êtres ». 3

L’autre qualité de Meszaros dans Adoption, c’est la spatialisation. Regarder et saisir au meilleur moment l’évolution des corps dans le cadre, dans ce contexte peu attrayant d’une petite ville de province ordinaire. Parce que Kata est en attente de quelque chose, de quelqu’un qui ramènerait la vie et la joie dans ses yeux. Son existence trop rangée manque l’essentiel. L’usine, mais aussi le foyer ou la maison des parents d’Anna, ne sont que des structures contraignantes et pas des lieux d’épanouissement. Un discours acerbe, assez rare dans le cinéma des pays de l’Est. La vie s’invite dans le film, non avec Joska, son amant adultère, plutôt taiseux et uniquement préoccupé de préserver le statu quo, mais avec l’apparition des filles. Belles, mal fringuées comme les orphelines prolétariennes de l’Est vouées au monde ouvrier, animaux sauvages avançant sur leurs gardes, soudées dans un esprit de groupe. Un plan qui exprime à lui seul la position de politique de Meszaros. C’est une fin de non-recevoir pour l’homme de 1975, dont elles n’ont plus besoin pour assurer leur vie.

Dans Adoption, la plupart des éléments masculins tirent la mise en scène vers l’enfermement. D’ailleurs, ils s’avèrent tous pesants, sauf en dernière extrémité, le directeur du foyer ou le médecin, participant enfin à l’émancipation de leurs pupilles et à leur mieux être. Cette volonté de libération résulte du vécu de Meszaros. Elle a connu la disparition des pères, engloutis par les purges ou supplantés par le vide idéologique des années 50, qui a succédé à la terreur des années 30. La stalinisation des esprits entrait alors dans une phase micro sociale. Le Petit père des peuples dirigeait la cellule familiale elle-même, à travers l’intransigeance des mères.
D’où le farouche esprit d’indépendance de la cinéaste et les différents degrés de lecture de ses œuvres. Qu’elle prenne du recul et chaque plan fait toujours sens dans ce qui nous est raconté. Ainsi la tendresse de Kata pour son compagnon ne faiblit même pas devant son mutisme, comme le montre ce superbe plan d’ensemble dans une allée, où un puits de lumière nimbe leur marche de cette aura, que seuls conservent les anciens amants. Leur véritable séparation sera par contre vue en plongée, poussant les personnages vers le fleuve, à la fois menace et promesse d’évolution. Enfin souvent célébré par les critiques français, ce plan de bac qui disparaît dans la brume enveloppant les deux femmes d’un voile ouaté.

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Mais au contraire de bien des réalisateurs « réalistes », c’est dans l’homme, au plus près de l’épiderme, l’objectif droit dans ses yeux, que Marta Meszaros puise jusqu’au bout la pleine puissance de son cinéma.
Elle y aborde les problèmes sociaux avec détermination. En premier lieu, le regard amer sur la famille. Elle est vécue comme un enfer, pour celle d’Anna, ce couple de vieux en vase clos, retranchés derrière les grilles de leur incompréhension. Leurs paroles ne sont que reproches et résonnent comme l’aboiement agressif du chien de garde.
Après la cellule familiale, la douche froide du couple comme impasse. Celui moribond de l’amant révèle alors toute sa lâcheté.
Ensuite, le mariage est montré avec sévérité, comme un contrat social, et pas même selon l’adage, comme une erreur que deux êtres commettent ensemble. Car le bonheur n’est pas qu’une construction, c’est un droit, mais avant tout un combat. Pour se faire, il faut se mesurer aux institutions, à travers elles, à l’Etat, si la situation l’exige. Se frotter à la vieille Hongrie renfermée sur elle-même et qui oublierait dans la réalisation de l’égalité entre les hommes, la place qui revient aux femmes. Celle qu’elles doivent toujours exiger et qui reste à conquérir, partout dans le monde. Et Adoption touche juste dans cette problématique universelle.

Kata trouve sa vérité en luttant pour Anna et au-delà, pour toutes ses filles que la société voudrait bien enterrer dans des foyers, où l’on ne s’aventure pas, qu’on ne filmait pas. Au cours de la fête, plusieurs jeunes filles, camarades d’infortune de la mariée s’effondrent à cause du miroir que leur tend ce rêve du bonheur obligatoire. Anna prenant leur parti, se fait aussitôt plaquer par son époux, finalement aussi brutal qu’il était tendre dans l’unique scène d’amour.
C’est que le bonheur ne se contente pas d’advenir pour durer. Le préserver est affaire d’éducation. Meszaros en est l’exemple le plus brillant, réfutant la résignation et l’affirmation d’Anna selon laquelle, tous les bambins adoptés seraient déjà cassés de l’intérieur. D’ailleurs, les quelques visages d’enfants que capte la caméra sont parmi les plus jolies bobines vues sur un écran. Ils sont, ils existent intensément, espèrent, attendent de grandir dans un contexte meilleur, pour rencontrer leur Kata.

1 : Entretien avec Marcel Martin, in Révolution n ° 220, 18 mai 1984.
2 : Kristian Feigelson, Du journal intime à l’écran-souvenir chez Marta Mészâros, dans Théorème 7 : Cinéma hongrois, le Temps et l’histoire
3 : Hano Loewy : Balasz, les racines théoriques, dans Théorème 7 : Cinéma hongrois, le Temps et l’histoire

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