On réduit malheureusement souvent la carrière de Yannick Bellon à sa dernière période, plus féministe, également plus classique formellement, oubliant son splendide travail vingt ans auparavant. Nul n’aurait pu soupçonner en voyant L’Amour nu ou Les Enfants du désordre qu’elle avait réalisé l’un des plus beaux films français expérimental et visionnaire des années 70. Quelque part quelqu’un s’affirme à la fois comme un bloc formel qui se libère des contraintes et comme une œuvre critique qui observe une société qui déshumanise, détruit les êtres, les conduit vers une solitude irrémédiable.

Tirant son titre d’un poème d’Henri Michaux, dans une forme inédite qui entremêle fiction et réalité, Yannick Bellon suit d’un côté les pas d’un couple déchiré par l’alcoolisme de l’homme, journaliste financier tentant vainement de terminer son roman, et de l’autre un Paris en pleine mutation architecturale. De vertigineux travellings offrent autant d’envolées lyriques et anxiogènes, amplifiées par la musique tourmentée de Georges Delerue : ses chœurs poussent vers une sensation de cauchemar. Formidable et généreux Delerue : face à la détresse financière de Yannick Bellon, il n’hésitera pas à lui faire quasiment cadeau de son oeuvre, finançant lui-même le chœur et l’orchestre. Si sa partition prélude à celle de Philippe Sarde dans Le Locataire, Polanski filmera lui aussi la beauté funèbre de Paris, comme une bête jetant son emprise sur les êtres. Ses immeubles fissurés et grisâtres, ses fenêtres sombres, ses murs gigantesques aux peintures écaillées. Et ces êtres vivant dans la promiscuité du voisinage et pourtant si loin les uns des autres, si absents d’eux-mêmes.

La caméra de Yannick Bellon traverse les appartements, capte les vies, des enfants sur des canapés, des docteurs dans l’exercice de leur fonction, une femme qui sort de son bain, des couples de vieillards, les individus dans leur quotidien, la vie à la période de la construction des HLM, des relogements et des déracinements citadins. La cinéaste s’arrête parfois, pose alors sa caméra pour écouter : alors s’échappent leur tristesse, leur lassitude, la peur d’être expulsé de Paris pour habiter en banlieue. Les années 70 à l’heure en effet des grands projets immobiliers, les voici.

Quelque part quelqu’un éblouit et bouleverse. Bouleverse quand il entrevoit un Paris qui n’existera mais dont nous reconnaissons les quartiers, parce que la cinéaste anticipait déjà de façon douloureuse le monde tel qu’il est maintenant. Bouleverse également comme ce duo que constituaient Loleh Bellon avec un Roland Dubillard hallucinant de vérité. Il est rare qu’un acteur puisse jouer le vide de l’alcool en nous faisant ressentir, sans jamais sombrer un seul moment dans la caricature, ce gouffre suicidaire, cette insoutenable fragilité.

Les individus perdus dans la foule courent, se faufilent, rentrent dans le métro. Pourtant cette masse agglutinée est faite d’êtres uniques. Yannick Bellon capte ce flamboiement du rapport entre le collectif et l’être intime. L’entité et l’individualité. Quelque part quelqu’un contient parfois en lui les germes du cinéma de Godfrey Reggio, partageant cette même symphonie d’images mises en musique par Philip Glass cette fois pour Koyaanisqatsi dix ans plus tard. Yannick Bellon, elle, ne s’appuie pas sur les prophéties Hopi mais met déjà en lumière cette urbanisation sauvage qui voit naître un monde aseptisé nourri au rendement, au « métro, boulot, dodo ».

© Tamasa Distribution

L’affiche du film réalisée par Folon résume à merveille l’essence du film : entre les façades d’une rue, froidement géométriques, si hautes qu’elles créent la nuit en plein jour, une silhouette anonyme, aussi petite qu’un lilliputien, lève les bras ; le doigt d’une main géante la tient en joue. Ici, le désespoir prend la forme d’une contamination semblable à une ombre qui s’étend sur les êtres pour les étreindre. Quelque part quelqu’un est un film politique en forme de poème, qui touche droit au cœur en se refusant à la démonstration. Sans asséner de messages, juste par la fluidité visuelle élégiaque et les fragments de paroles anonymes, Yannick Bellon offrait l’un des plus beaux témoignages sur les ravages du libéralisme.

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