Milos Forman disait de lui qu’il était « le père spirituel de la Nouvelle Vague tchécoslovaque ». Décédé en 2019, Vojtech Jasny était l’un des réalisateurs tchèques les plus importants du vingtième siècle. Il commença sa carrière dans son pays natal au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale avant de s’exiler en Autriche en 1968, après l’invasion soviétique qui fit suite au Printemps de Prague. Chronique Morave, critique du stalinisme et de la collectivisation forcée sortie la même année, fut immédiatement censurée par le pouvoir en place et ne ressortit qu’après la chute du bloc communiste. Le cinéaste poursuivit le reste de sa carrière à l’étranger, en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, où il donna des cours à l’université de Columbia, avant de revenir sur ses terres d’origine durant les dernières années de sa vie. La ressortie, par Malavida Films, de Un jour, un chat, l’une de ses œuvres les plus célèbres, nous invite à nous replonger dans ce concentré de poésie et de fantaisie, récompensé du prix du jury au Festival de Cannes 1963.

L’intrigue prend place dans un petit village de Tchécoslovaquie où cohabite une galerie de personnages qui sont d’abord définis par leur métier et par leur principal attribut. On retrouve le directeur de l’école, cruel et autoritaire, le concierge, idiot utile au service de son maître, l’instituteur, seul héros qui transmet à ses élèves des valeurs morales essentielles, mais aussi le patron de l’hôtel, la commère, le travailleur infatigable ou encore le tire-au-flanc qui prétend souffrir de rhumatisme afin de pouvoir quitter son travail et ainsi filer au bar. Ces personnages évoluent sous le regard amusé et bienveillant de Oliva qui observe du haut de son clocher leurs petites fourberies et leurs lâchetés. Mais la tranquillité apparente de cette bourgade est mise en péril le jour où une troupe de forains, composée principalement d’un magicien et d’une jeune femme à la beauté magnétique, vient présenter un spectacle extraordinaire. Leur chat, pièce maîtresse de leur numéro, a le pouvoir de révéler, par un simple coup d’œil, le principal trait de caractère d’un individu en l’habillant d’une couleur particulière, associée le plus souvent à un défaut. Le gris renvoie à la tristesse, le jaune trahit l’infidélité et le rouge est le signe de l’amour, seule qualité susceptible d’être affichée. Tous ces éléments, les figures archétypales et la présence du merveilleux, donnent au récit la forme d’un conte atypique, comme si ce registre littéraire était passé au filtre de la modernité cinématographique des années 1960, ce que suggèrent les premiers mots du narrateur : « Il était une fois… Sauf que ceci n’est pas vraiment un conte de fées. »

© Malavida

Cette hybridité se retrouve également au niveau esthétique puisque l’écrin du classicisme hollywoodien dans lequel se niche le film est traversé par quelques audaces visuelles et quelques coupes tranchantes qui laissent poindre la proximité des Nouvelles Vagues européennes. La majesté des décors et l’utilisation de ce qui s’apparente au Technicolor ravivent le souvenir des grandes heures des studios hollywoodiens et assurent la maestria visuelle de l’ensemble. Le cinéaste fait preuve d’une belle utilisation des paysages environnants, notamment lors de cette séquence où s’affrontent, dans un même espace, les deux forces contradictoires qui structurent la narration : les pulsions destructrices des adultes d’une part, et l’imagination enchanteresse des enfants de l’autre. Ces deux mouvements antagonistes sont annoncés dès l’ouverture qui oppose deux actions, en apparences similaires, mais aux vues antinomiques. Venant de la gauche du cadre, le directeur de l’école, fusil à la main, scrute le ciel pour y traquer sa proie, une cigogne. Le montage alterne cette avancée avec celle de l’instituteur, venu de la droite, qui observe par le filtre de sa caméra le bel oiseau avant qu’il ne s’écrase sur le sol, touché par la balle du chasseur.À partir de cet instant, le film s’appliquera à renverser ce rapport de force, à faire en sorte que la liberté et la préservation de la nature prennent le pas sur la répression et la volonté de contrôle.

Ce trajet parcouru par le film le rend délicieusement subversif au vu de contexte politique de l’époque et lui donne les atours d’une parabole qui dénonce le conformisme des sociétés d’Europe de l’Est. Les citoyens manquent de vie et de chaleur et ressemblent à ces animaux empaillés qui font la renommée du musée de la ville. Oliva souligne justement la tentation autoritaire du directeur de l’école, qui se comporte s’il était le chef de la cité : « Si les humains avaient des ailes, vous les couperiez également ». Effrayés à l’idée de se singulariser et d’exhiber des signes distinctifs, les habitants dissimulent leur véritable nature et évoluent dans un monde de faux-semblants où l’hypocrisie règne en maître. Le motif du voyeurisme est annoncé dès la première séquence où le narrateur observe les passants à travers ses jumelles avant de se développer tout au long du récit par l’utilisation des fenêtres et des trous de serrures scrutés par des yeux avides de découvrir les agissements secrets de leurs voisins. Dans cet univers uniformisé et aseptisé, chaque personnage perçoit alors le chat au don surnaturel comme leur pire cauchemar puisqu’il dévoile au regard des autres, mais surtout à soi-même, les sentiments les plus honteux et les désirs les plus refoulés. Mais cet animal n’est finalement rien d’autre que l’élément déclencheur d’une tension déjà présente chez ces individus soumis au contrôle social : leur volonté réprimée d’exprimer leur personnalité et de laisser libre cours à leurs envies. En témoigne cette jolie séquence où le dirigeant de l’école corrige son professeur en lui rappelant qu’il n’existe qu’une imagination, celle qui est d’ordre scientifique, avant que les deux hommes, entendant la musique de la fanfare qui défile dans la rue, ne se laissent peu à peu prendre au son de la mélodie et se penchent sur le balcon en rythme.

© Malavida

Ces corps contraints qui se déchaînent dans les derniers soubresauts de la narration signalent par ailleurs la proximité du film avec la comédie musicale, en dépit de l’absence de passages chantés et dansés. Les spectacles de magie et les métamorphoses chromatiques transforment les décors en des espaces oniriques détachés de toute réalité qui font écho aux productions de Stanley Donen et de Vincente Minnelli. Surtout, le discours énoncé ici s’inscrit dans la droite lignée du genre né à Broadway : un monde dénué de fantaisie, de plaisirs et de fiction n’est qu’une prison à ciel ouvert. Ou, pour le dire en d’autres termes, une existence qui tournerait le dos aux pouvoirs de l’enfance ne peut être que pavée de tristesse. Car plus encore que l’apparition des forains, c’est bien le départ des bambins, en réaction au renvoi de leur instituteur, qui provoque un véritable changement chez les adultes. Avec le professeur, le seul ayant conservé sa faculté à s’émerveiller, ce sont eux les héros de cette fable et le réalisateur donne corps à leur créativité : leurs souvenirs s’animent sur leurs pupitres et leurs dessins apportent un peu de couleur aux teintes grisonnantes du village. Ils n’ont pas à craindre les yeux du félin car leur innocence les préserve des vices de leurs aînés : seul le rouge peut les atteindre.

Aidé en cela par des collaborateurs talentueux – Ivan Passer en tant qu’assistant-réalisateur, avant qu’il ne devienne une figure importante de la modernité tchécoslovaque, Jaroslav Kucera à la photographie et Svatopluk Havelka pour la musique – Vojtech Jasny a fait sienne la fameuse citation de Baudelaire : « Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté ». Il a créé avec Un jour, un chat une ode à l’insouciance qui nous envoûte par la poésie de ses images et qui nous ravit par la légèreté de son traitement.

© Malavida

 

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