Né en 1909 et décédé en 1986, Roberto Gavaldón ne se destinait pas au départ à devenir cinéaste. Il voulait embrasser la carrière d’architecte ou d’ingénieur. Il a l’occasion de séjourner aux États-Unis pour étudier l’odontologie. À Hollywood, il approche cependant le monde du cinéma. On raconte qu’il a – pourrait avoir – travaillé aux côtés des réalisateurs Jack Conway et Gregory La Cava. Rentré au Mexique, son pays natal, il fait de la figuration, de l’assistanat, de la co-réalisation. 1945 est l’année de ses deux premiers films en tant qu’unique metteur en scène : Cœurs de Mexico et La Baraque.

Robert Gavaldón, qui est auréolé de la réputation de « roi » du mélodrame mexicain, est peu connu en France, même si la Cinémathèque Française lui a consacré une rétrospective en avril-mai 2011. La réédition de cinq de ses films en copie restaurée, proposée par Camelia Films, va permettre à certains, comme nous, de le découvrir.
Ont été choisis Double destinée (1946), La Déesse agenouillée (1947), Mains criminelles (1951), La Nuit avance (1952) et Jours d’automne (1962).

Nous nous proposons ici d’évoquer Double destinée, dont le titre original, La Otra, signifie L’Autre. C’est un mélodrame noir flamboyant qui doit beaucoup au travail du décorateur Gunther Gerzso, connu également comme peintre, à celui du chef opérateur Alex Phillips qui a fait ses premières armes à Hollywood avant de s’installer au Mexique, et qui excelle ici dans la création de lumières agressives et d’ombres menaçantes, et à celui de Raúl Lavista qui a composé une musique très mouvementée et montant parfois à des hauteurs angoissantes. Le scénario est co-écrit par Gavaldón d’après une histoire du scénariste américain Rian James.

Au cœur de Double destinée, il y a deux femmes habitant la grande ville de Monterrey. Magdalena, qui, au moment où commence le récit, perd l’homme d’affaires fortuné dont elle est l’épouse. Elle se retrouve seule dans une splendide et immense demeure de style rococo avec moult domestiques. Et Maria, sa sœur jumelle, qui travaille comme simple manucure et mène une vie matériellement, financièrement difficile. S’apercevant que l’entourage de Magdalena la confond avec elle, Maria assassine la riche veuve et prend sa place. Elle laisse croire que Maria s’est suicidée. Dolores del Río, considérée à ses débuts comme un Rudolph Valentino au féminin et célèbre pour ses haussement de sourcils, incarne les deux héroïnes. La puissance de son regard est impressionnante.

La meurtrière va devoir surmonter un certain nombre d’épreuves pour ne pas être découverte. Ainsi, elle réussit à ce que personne ne s’aperçoive de son hypermétropie, affection visuelle dont ne souffrait pas Magdalena et qui l’oblige à porter de temps en temps des lunettes. L’histoire est de ce point de vue absolument invraisemblable, mais le spectateur est appelé à ne pas en tenir compte. À accepter que, contre toute attente, l’amoureux de Maria, Roberto, ne se rende compte de rien, et ce bien qu’il soit officier de police judiciaire.

Le personnage de Maria est poussé par une force intérieure qui lui fait perdre la tête. C’est la première destinée ! En devenant Magdalena, elle comble des frustrations lointaines et présentes. Elle mène enfin grand train et assouvit un désir de vengeance qu’elle a quasiment dans le sang. Elle affirme explicitement avoir été lésée de tout par sa sœur, depuis l’enfance. En prenant la place de Magdalena, Maria reprend en quelque sorte la place qui était la sienne, tente de mettre fin à son pessimisme quasi ontologique. Ce faisant, elle renonce cependant et absurdement à Roberto, sacrifie l’amour qu’il lui porte et celui qu’elle a pour lui.

Même si elle est attirée par la vie d’opulence qui s’offre à elle, et si elle va en profiter, Maria est tétanisée par ce qui semble être un sentiment de culpabilité. Les circonstances l’obligent même, sans que cela soit forcément volontaire, à se punir dans sa chair. Une scène de miroirs multiples, et donc de reflets multiples, topos du genre auquel appartient le film, visualise le problème d’identité auquel est confrontée l’héroïne.

La Tragédie de Maria est qu’elle va être punie sans l’avoir prévu et imaginé lorsqu’un secret criminel concernant Magdalena va être mis à jour, déterré. C’est la seconde destinée ; une destinée des plus ironiques… celle qui la prend à son propre piège, lui fait éprouver la vanité absolue de sa vie, la convainc de porter et sa faute et celle de sa bessonne. À noter le rôle déterminant joué par le tableau du Greco intitulé Marie-Madeleine en pénitence – le peintre a réalisé plusieurs toiles sur le même motif ; celle que l’on voit dans le film date de 1580-1585.

Le spectateur pourra être étonné par la vitesse à laquelle le récit va vers sa conclusion. Comme si, peut-être, le film avait été expédié en ses derniers moments de tournage. Comme si des scènes pouvaient même manquer dans la version ici proposée. On pourra considérer cela comme un défaut de Double destinée. Imperfection que fait cependant largement oublier la splendeur de l’opus considéré dans son ensemble. On pourra considérer, au contraire, qu’il y a là une manière pour le cinéaste de signifier que tout se précipite affreusement pour Maria, emportée par le souffle implacable de la fatalité. Comme un couperet qui s’abat sur la tête d’un condamné !

À savoir : deux films réalisés à la même période que Double destinée ont parfois été cités comme présentant d’étranges similitudes narratives. Il s’agit de La Voleuse de Curtis Bernhardt (A Stolen Life, 1946), avec Bette Davis, et de La Double énigme de Robert Siodmak (The Dark Mirror, 1946), avec Olivia de Havilland. À chaque fois, l’actrice principale joue deux rôles, puisque, à chaque fois, sont mises en scène deux sœurs jumelles.
S’il y a une œuvre qu’il faut cependant évoquer, quasi immanquablement, c’est le remake du film de Roberto Gavaldón. Il date de 1964 et est réalisé par Paul Heinreid. Là aussi, Betty Davis est devant la caméra. Son titre est La Mort frappe trois fois (Dead Ringer).
Betty Davis est certes une grande actrice, mais La Mort frappe trois fois ne tient pas la comparaison. S’il est plus incarné, charnellement parlant, il n’a rien de la beauté visuelle et sonore, à la fois solaire et ténébreuse, de Double destinée. Il paraît poussiéreux et trivial. Ce qui frappe et déçoit également est le fait qu’on ne sente rien du parcours intérieur, profond et torturé, qui amène la pauvre héroïne jouée par Dolores del Río à assassiner sa riche sœur…

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