Mathieu Kassovitz – « La Haine » (1995)

Le 6 Avril 1993, Makomé M’Bowolé, un jeune homme de dix-sept ans, est tué à bout portant d’une balle dans la tête par un inspecteur de police au commissariat des Grandes-Carrières dans le 18ème arrondissement de Paris. L’annonce de ce meurtre inqualifiable déclenche trois jours de mouvements de révolte entre une frange de la jeunesse et les forces de l’ordre en plein cœur de la capitale. Un jeune cinéaste de vingt-cinq ans, qui s’apprête alors à dévoiler au cours de l’été 93 son premier long-métrage, Métisse, voit en ce fait divers le point de départ d’un nouveau scénario. Il se nomme Mathieu Kassovitz et sa réalisation à venir s’intitulera La Haine. Deux ans plus tard ou presque, le 31 Mai 1995, après avoir remporté le Prix de la Mise en scène au Festival de Cannes où il aura fait grand bruit, le film arrive sur les écrans français. Il rassemble plus de deux millions de spectateurs lors de son exploitation hexagonale (à l’international, il est diffusé dans une trentaine de pays) et récolte le César du meilleur film l’année suivante. Véritable phénomène rapidement considéré comme culte, il met en lumière une culture émergente (le hip-hop) ainsi qu’une réalité trop souvent caricaturée, minimisée ou passée sous silence : le quotidien en banlieue, ses codes, ses problématiques. La parole est enfin donnée à des citoyens jusqu’à lors écartés des débats. Les conséquences ne se font pas attendre, une multitude de sujets sensibles explosent à la figure d’une partie du public autant qu’ils mettent dans l’embarras plusieurs responsables politiques de l’époque (Alain Juppé, premier ministre en fonction, aurait organisé une projection privée, condamnée par les officiers de police). Vingt-cinq ans après sa sortie, bon nombre de ses constats restent inchangés : les tensions sont toujours vives, les inégalités et injustices demeurent, voire se sont accrues. Début août 2020, voici venu le moment de célébrer le premier quart de siècle d’un classique contemporain de retour dans les salles obscures en copie restaurée pour l’occasion. Plongée dans une cité HLM normale, sans problèmes spécifiques, qui se réveille un matin en état de siège. Abdel Ichah, 16 ans, est entre la vie et la mort, passé à tabac par un inspecteur de police lors d’un interrogatoire. Après cette bavure, une nuit d’émeutes a éclaté entre les jeunes de la cité des Muguets et les forces de l’ordre. Trois amis, Vinz (Vincent Cassel), Saïd (Saïd Taghmaoui) et Hubert (Hubert Koundé), vont vivre la journée la plus importante de leur existence…

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« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. »

D’emblée le générique donne le ton : images d’archives d’un émeutier seul face aux force de l’ordre, sentence choc en guise de préambule (accentuée visuellement avec l’explosion d’un cocktail molotov), titre équivoque de Bob Marley (Burnin’ and Lootin’ : brûler et piller) en guise de bande-son, le tout en noir et blanc. À son terme, le réel cède sa place à la fiction. L’heure s’affiche sur l’écran (10h38), une transition sonore appuyée (un coup de feu) dévoile au moyen d’un lent mouvement le visage de Saïd capté en gros plan, face caméra. Un léger travelling en plongée (le bruit d’un hélicoptère est audible) propose ensuite le contrechamp, un poste de police « protégé » par des CRS. Le décor est planté, sans mots ou presque, à la faveur d’une mise en scène millimétrée. Mathieu Kassovitz se saisit constamment des décors qu’il investit mais également de l’état (le rêve de Vinz), de l’humeur (la scène avec les journalistes filmée comme un affrontement), des actions de ses héros (un coup de poing dans un sac de frappe en guise de cut), afin de nourrir une réalisation ambitieuse, esthétique mais jamais gratuite. Il capte une tchatche, un parlé, une énergie, lui permettant ainsi de contrebalancer à la gravité du contexte, une tonalité générale proche de la comédie. Peinture réaliste et humaine, aucunement misérabiliste, le quotidien revêt l’allure d’un intense morceau de bravoure. À la justesse du point de vue, s’ajoute la pertinence des références culturelles employées. Le réalisateur entremêle patrimoine populaire (Les Inconnus, Les Visiteurs, Astérix), citations cinéphiles (la fameuse scène du miroir empruntée à Taxi Driver, la réplique inaugurale partiellement héritée des Sept Mercenaires) et disciplines émergentes (le mouvement hip-hop au sens large : graffiti, breakdance, musique). Autant qu’ancrer ses personnages dans un imaginaire concret, il multiplie les repères potentiels et inscrit sciemment son long-métrage comme le témoin de son temps. Pourtant, l’instantané d’une époque, observé sur un temps temps défini (un peu moins de vingt-quatre heures), est devenu un objet à la fois intemporel et universel, marquant plusieurs générations et publics.

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Comment l’expliquer ? S’il y a bien eu le précédent De Bruit et de fureur (Jean-Claude Brisseau) en 1989, La Haine constitue l’acte fondateur du film de banlieue français. Plus tôt, outre-Atlantique le succès des premiers Spike Lee (marquant les débuts du « ghetto-movie »), couplé à l’essor de groupes tels que Public Enemy et N.W.A, sont venu bousculer le paysage culturel. Les réalités françaises et américaines ont beaux présenter de nombreuses différences, la filiation Kassovitz/Lee est au moins partiellement assumée, dans la mesure où Métisse ne cachait pas son inspiration à l’endroit de Nola Darling. Il serait facile de voir en ce deuxième long-métrage le Do The Right Thing hexagonal, mais la comparaison serait à la fois pertinente et réductrice. En 1995, les plus gros succès francophones se nomment Les Trois frères, Les Anges Gardiens, Le Bonheur est dans le pré ou autres Gazon Maudit, on constatera que le cinéaste a eu du nez en citant indirectement Les Inconnus et le tandem Poiré/Clavier. Une nouvelle génération de réalisateurs en désaccord avec les tendances cinématographiques en vigueur s’apprête à émerger, elle peut inclure en vrac Gaspar Noé, Jean-François Richet, Jan Kounen, ou les anciens anciens de Starfix que sont Christophe Gans et Nicolas Bouhkrief. Reste qu’à ce stade, le triomphe de La Haine ressemble à une anomalie dans le « système » à rapprocher d’un autre duo d’artistes classé à la marge, signant eux aussi leurs deuxième réalisation cette année-là : La Cité des enfants perdus de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet. Outre le caractère quasi « inédit » de ce qu’il montrait et l’absence de concession dans le discours, le metteur en scène imposait (et immortalisait) de nouveaux visages à l’écran. Le trio formé par Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui et Hubert Koundé, dégage une alchimie naturelle, authentique et pleine de vie, en plus de révéler trois tempéraments contraires et complémentaires. Mathieu Kassovitz aura surtout réussi la prouesse de signer un film référencé, devenu lui-même à la faveur de ses parti-pris formels notamment, une référence. En ce sens, s’il agit d’une œuvre en « rupture » et en colère, ces deux notions sont mises à profit d’un dessein constructifs et inspirant.

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Les fictions autour de la banlieue vont se multiplier (rien qu’en 1995, sortent également États des lieux et Raï) de Ma 6T va-crack-er, Le Ciel, les oiseaux et ta mère, La Squale. Le rap français (présent sur la compilation La Haine, musiques inspirées du film, avec notamment le titre de Ministère A.M.E.R, Sacrifice de poulets) ne tardera pas à s’en emparer. D’une simple allusion (« Fais danser la haine comme Vince », TDSI de Rohff) au nom d’un morceau (Jusqu’ici tout va bien, Booba), les hommages sont légions et ne s’essoufflent pas, tandis que le genre ne cesse d’accroître son audience, jusqu’à devenir au cours des années 2010, le registre musical le plus écouté en France. Début juillet, Hornet la Frappe dévoilait le clip de Tourner la tête, lequel proposait une introduction en noir et blanc, avec apparition iconique de Cut Killer aux platines dans une scène clin d’œil à celle du film. Dans le même temps, plusieurs jeunes cinéastes allant du collectif Kourtrajmé à Franck Gastambide, ne cachent pas l’influence que le long-métrage a exercé sur eux. Passeur générationnel, Vincent Cassel collabore à plusieurs reprises avec Kim Chapiron et Romain Gavras, en plus de produire leurs coups d’essais, Sheitan et Notre Jour Viendra. Le succès critique, public et commercial l’an passé des Misérables de Ladj Ly, désignait un possible successeur légitime, autant qu’une puissante mise à jour de l’état des lieux dans les quartiers. Concluons par une digression subjective, découvert par l’auteur de ces lignes à l’adolescence, La Haine fit figure de premier choc cinématographique hexagonal au sein d’une cinéphilie alors essentiellement américaine. Quinze ans plus tard, le revoir génère les mêmes impressions, sensations, suscite une admiration, une excitation semblables. Souhaitons maintenant la réhabilitation (et pourquoi pas les ressorties) de deux réalisations majeures de Mathieu Kassovitz (Assassin(s) et L’Ordre et la morale), dont la carrière ne se résume assurément pas à un coup d’éclat.

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