Kinuyo Tanaka – « Maternité éternelle » (1955)

Maternité éternelle (1955) est l’un des six films réalisés par Kinuyo Tanaka et restaurés en 4K que propose actuellement en salles Carlotta Films.
Nous en faisons ici la présentation, après avoir fait celle de Lettre d’amour (1953) et de La Lune s’est levée (1955).

Kinuyo Tanaka a d’emblée expliqué et montré que, en réalisant des films, elle entendait porter un regard de femme sur le Japon, sur son organisation patriarcale et son passé belliqueux, et sur les femmes. Si elle n’a pu, comme elle le souhaitait, travailler avec une scénariste pour son premier long métrage, Lettre d’amour (1953), et si elle a réalisé le second sous la houlette de Yasujirō Ozu, elle bénéficie de la collaboration de Sumie Tanaka pour Maternité éternelle. Sumie Tanaka, dont le nom de jeune fille est Tsujimura, est une romancière et scénariste renommée. Elle a travaillé, entre autres, avec Mikio Naruse.

Le sujet du troisième long métrage de Kinuyo Tanaka est la poétesse de tanka (1) Fumiko Nakajō, née Fumiko Noe (1922-1954). Maternité éternelle est incontestablement son film le plus réussi, la pièce maîtresse de son œuvre.

© 1955 NIKKATSU. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

La vie tumultueuse de Fumiko Nakajō a été quelque peu modifiée, mais surtout simplifiée par les autrices. Il faut par exemple savoir qu’elle a eu trois enfants et non deux ; qu’elle a vécu, durant certaines périodes, hors de l’île d’Hokkaidō, loin de Sapporo (2).
Dans le film, Fumiko Nakajō, dont le nom a été changé en Shimojō, divorce d’un mari qui peut-être est malade, mais qui peut-être se drogue pour oublier qu’il est un « courtier déclassé » – sa femme lui fournit du Bromisoval, un tranquillisant qui est en vente libre en Asie -, et qui, en tout cas, la trompe avec une autre femme. Fumiko Shimojō fréquente un club de poésie et est soutenue dans son travail créatif par un homme marié dont elle est amoureuse, Takashi Hori – avec qui, dans la réalité, elle pourrait avoir eu une relation charnelle. Aidée par lui et par un journaliste de Tokyo, Akira Ōtsuki, Fumiko Shimojō commence à publier des poèmes.
Takashi Hori meurt de la tuberculose. Fumiko découvre alors qu’elle souffre d’un cancer du sein (3). Les médecins procèdent à l’ablation des deux organes. Un recueil de ses poèmes est édité, grâce à Takashi Hori, donc, mais après la mort de celui-ci. Il s’intitule Perte des seins (4). L’écriture poétique devient sa bouée de sauvetage, le moyen qu’elle a d’exprimer avec authenticité ce qu’elle vit et endure.

Le journaliste Akira Ōtsuki s’intéresse de près à la situation et à l’œuvre de la poétesse et lui rend visite à l’hôpital où elle séjourne et où elle va mourir. La relation commence de façon tendue, Fumiko le soupçonnant de vouloir exploiter son drame. Mais, finalement, la confiance s’installe et une relation amoureuse se tisse. Les images évoquant ce qui pourrait être une nuit d’étreintes charnelles sont très belles. Un plan montre Ōtsuki – qu’on a laissé s’installer dans la chambre de Fumiko et qui dort près d’elle, sur une couche posée à même le sol – en train, dans la pénombre, de se pencher sur la jeune femme et de l’embrasser sur le front. La main de Fumiko qui était crispée par la souffrance, quelques instants auparavant, se détend. Un autre plan représente deux arbres alors qu’il fait jour. L’espace entre eux pourrait dessiner la forme d’un sexe féminin. Dans les plans suivants, Fumiko se regarde souriante dans un miroir en se coiffant, et joue avec la lumière que celui-ci renvoie… alors qu’ Ōtsuki s’habille, car c’est le matin.

© 1955 NIKKATSU. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Ce qui frappe en ce film est le fait que Kinuyo Tanaka aborde frontalement, pratiquement sans tabou, le sujet du cancer, lequel pose pourtant encore bien des problèmes de nos jours ! Parfois, c’est le regard terrifié que les autres personnages portent sur le corps ou sur le sort de Fumiko qui glace le spectateur. L’opération chirurgicale est filmée. Le caractère « lugubre » de la section de l’hôpital qui est dédiée aux malades du cancer est évoqué de façon éloquente. On entend des pleurs. On parcourt le sombre couloir de la mort, celui qui mène à la morgue sur laquelle se referme une implacable grille.

Les coussinets mammaires placés sur une brassière que porte parfois la protagoniste sont montrés. Fumiko reste belle et très féminine quand elle porte des cheveux courts et non plus longs. Elle est même magnifiée à ce moment-là, nonobstant le fait qu’ils renvoient probablement à sa situation et à la thérapie qu’elle subit – à noter que des photos de la vraie poétesse Fumiko Nakajō prouvent qu’elle a porté elle aussi des cheveux courts.
Maternité éternelle est une œuvre d’une grande modernité.

L’héroïne est extrêmement émouvante et il faut saluer la prestation de l’actrice Yumeji Tsukioka qui a, entre autres, joué dans Hiroshima (1953), le film de Hideo Sekigawa que les spectateurs français ont pu découvrir ou revoir il y a quelques mois. Fumiko est coquette, un peu capricieuse et téméraire. Son frère considère qu’elle retombe en enfance. Elle s’apitoie parfois sur son propre sort avec complaisance, au point que le journaliste lui rappelle qu’elle n’est pas la seule à souffrir, mais elle traverse aussi les épreuves de la maladie et de l’agonie avec grandes force et dignité.

La lenteur de ses gestes, la douceur de ses regards sont inoubliables. Comme l’est le moment où, une nuit, quittant son lit, elle s’allonge près du journaliste Akira Ōtsuki qui dort sur sa couche. Kinuyo Tanaka filme le couple en contre-plongée totale, comme en transparence à travers le sol. Les deux silhouettes apparaissent à la verticale. Celle d’Ōtsuki, vu donc de dos, est sombre. Un instant, l’héroïne semble embrasser la Mort. Une issue, une réalité redoutées, mais dont Fumiko – qui porte un kimono avec des motifs de croix – dit aussi ne pas se soucier, et dont elle fait offrande à ses enfants (5). « Acceptez ma mort. Elle est l’unique chose que votre mère sans biens puisse vous laisser », leur écrit-elle.

© 1955 NIKKATSU. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

À savoir :

Kinuyo Tanaka et sa scénariste Sumie Tanaka se sont inspirées du livre-témoignage écrit par Akira Wakatsuki, le véritable journaliste-amant de Fumiko Nakajō, et paru en 1955 : Les Seins éternels. Le titre japonais du film est le titre de cet ouvrage, et non Maternité éternelle.

Notes :

1) Le tanka est une forme de poésie traditionnelle – courte -, considérée comme un ancêtre du haïku.
2) Nous avons consulté la notice biographique de Fumiko Nakajō, très fournie, sur le Wikipédia japonais : https://ja.wikipedia.org/wiki/中城ふみ子
3) Dans un texte fort intéressant, l’universitaire japonaise Ayako Saito analyse de façon comparative le scénario écrit par Sumie Tanaka et le découpage rédigé par Kinuyo Tanaka – en prenant aussi en compte les poèmes de Fumiko Nakajō et le film tel que l’a réalisé Tanaka. Dans le cadre de ce travail, elle évoque le lien qu’elle considère comme existant et établi entre l’amour de Fumiko pour Takashi Hori et le cancer dont souffre la jeune femme ; et la culpabilité que ressentirait celle-ci (cf. « Kinuyo and Sumie : When Women Write and Direct », in Tanaka Kinuyo – Nation, Stardom and Female Subjectivity, Edited By Irene Gonzales-Lopez and Michael Smith, Edinburgh University Press, 2018, pp.140 et sq.). Ayako Saito analyse d’ailleurs en détail la scène, importante, durant laquelle Fumiko parle à Kinuko, la femme de Takashi Hori, de l’amour qu’elle a eu pour celui qui est maintenant décédé, et fait en sorte que cette même Kinuko voit ses cicatrices.
4) Dans la réalité, Fumiko n’était pas favorable au choix de son éditeur Hideo Nakai d’intituler le recueil Perte des seins. Elle jugeait probablement ce titre trop cru, et notamment en tant que legs à ses enfants. Mais elle l’a finalement accepté. L’ouvrage est sorti en 1954, un mois avant le décès de son auteur.
5) Les obsèques de Takashi Hori, l’ami de Fumiko mort de la tuberculose, se déroulent d’ailleurs dans une église chrétienne. Nous ne savons pas ce qu’il en est pour Kinuyo Tanaka, mais la scénariste Sumie Tanaka se serait convertie au christianisme en 1952.


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2 comments

  1. Mathieu Capel

    En tant qu’auteur des sous-titres français utilisés pour la distribution en salle et l’édition DVD, je tiens à préciser que le titre que j’ai donné au film lors de son passage le 6 octobre 2007 au Centre Pompidou lors de la rétrospective Erice-Kiarostami est bien Les Seins éternels et non Maternité étenelle. Cette modification a été apportée à mon insu.

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