Hélène Frappat – « Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes »

En ces temps de salutaire réplique du séisme Mee too qui secoue le cinéma français, alors que le syndicat de la critique vient de publier une lettre ouverte à Judith Godrèche, où il se dit percuté par son discours de vérité et appelle de ses voeux l’émergence d’un « cinéma intègre et respectueux envers toutes celles et ceux qui le façonnent », il faut lire Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes. La critique et philosophe Hélène Frappat y poursuit l’exploration des liens entre cinéma et silenciation des femmes, qu’elle avait entreprise avec Trois femmes disparaissent (Actes Sud, 2022), investigation sur une lignée d’actrices dévorées par l’ogre hollywoodien: Tippi Hedren, Melanie Griffith, sa fille, et Dakota Johnson, sa petite-fille. 

Le point de départ ici est un mot: celui de gaslighting. Élu en 2022 « mot de l’année » par le dictionnaire états-unien ( je reprends ici l’adjectif utilisé par l’auteure) Merriam Webster, il désigne « l’acte ou la pratique consistant à induire quelqu’un totalement en erreur, surtout à des fins personnelles». Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait bénéficié d’un regain d’intérêt au moment où Trump et les fake news sévissaient quotidiennement: en 2022, rapporte Frappat, les recherches sur sa signification ont fait un bond de 1740%! 

Ce que l’on sait moins, et que révèle le fascinant travail sémantique et critique du livre, c’est que le mot a pour origine «une pièce de théâtre de 1938 et le film adapté de cette pièce, dont l’intrigue raconte les tentatives d’un homme pour convaincre sa femme qu’elle est folle», et qu’il doit surtout sa première période de gloire au remake de Cukor, en 1944, porté par l’interprétation fébrile d’Ingrid Bergman.

Pour convaincre son épouse Paula (Bergman, donc) que sa raison défaille, Gregory Anton (Charles Boyer) use d’un stratagème aussi simple que diabolique: en secret, il baisse progressivement l’éclairage de la maison (manipulant ainsi les fameux becs de gaz ou « gaslights »). Confrontée à ces ténèbres grandissantes, Paula en vient à douter de sa perception de la réalité. Fille d’une chanteuse lyrique reconnue, naguère figure du tout Londres, elle se claquemure chez elle et se tait. Un corps, une voix, disparaissent. Le gaslighting est une technique de manipulation bien particulière, le plus souvent exercée à l’égard des femmes. Selon Frappat, c’est plus précisément la « manipulation psychologique d’une personne, généralement pendant une longue période, qui pousse la victime à remettre en cause la validité de ses propres pensées, de sa perception de la réalité, de ses souvenirs, et conduit en général à un état de confusion, de perte de confiance et d’estime de soi, de doute sur sa propre stabilité émotionnelle ou mentale, et à une dépendance envers son bourreau. » ( p.18) 

 

 

Armée de cette définition, analysant brillamment les scènes clefs de Gaslight et de nombreux autres films, la critique, dans une enquête en spirale qui explore aussi bien le mythe de la ménagère des années 50 que Barbe Bleue ou la rhétorique de Trump et de Poutine, expose l’emprise arachnéenne du gaslighting dans toutes ses manifestations. Recourant aux outils de la psychanalyse, de la sociologie, de la théorie du genre ou de la critique cinématographique, littéraire et féministe, elle se fait l’écho de ce bruit, « Pschiit! », que fait la voix de la raison lorsqu’elle s’évapore, lorsqu’on l’évapore. De cette démonstration foisonnante, qui peut perdre par ses détours, la profusion de son propos et la diversité de ses approches, émergent de saisissantes fulgurances telle celle-ci: 

« George Cukor a tourné Gaslight dans des décors reconstituant l’Europe de ses ancêtres juifs hongrois. En 1944, pressentait-il la portée historique de son film d’horreur? Sa caméra s’attarde avec une prescience sidérante sur les vapeurs que diffusent le brouillard londonien et les lampes à gaz. À l’instar d’Une femme disparaît avec lequel il forme un diptyque, Gaslight anticipe l’extermination des victimes du nazisme et la négation de leur destruction, simultanément. » ( p.46)

Le travail de recherche mené sur la mise au silence des femmes est passionnant. Emboîtant le pas à la critique Anne Carson ( The Gender of Sound, 1992), Frappat montre comment, depuis Aristote, leur voix  a été disqualifiée : 

« Une voix aiguë, accompagnée de bavardages, caractérise une personne déviante ou déficiente, par rapport à l’idéal masculin de maîtrise de soi. Les femmes, les jeunes homosexuels entretenus par des hommes plus âgés, les eunuques et les androgynes relèvent de cette catégorie. Les sons qu’ils émettent sont désagréables à entendre et mettent les hommes mal à l’aise. À quel point sont-ils mal à l’aise? Au point qu’Aristote est prêt à expliquer le genre du son en des termes physiologiques; il en vient à attribuer la tonalité plus grave de la voix masculine à la tension exercée sur les cordes vocales de l’homme par ses testicules fonctionnant comme des poids à tisser » (The Gender of Sound, p.119)

Dans l’imaginaire millénaire, un lien secret unit les deux bouches de la femme, toutes deux protégées par des lèvres qu’elle se doit de tenir closes pour ne pas affliger le monde de ses dangereux débordements. La pudeur, cet « autre mot de l’invisibilité », est alors de mise. Elles sont nombreuses, ces figures féminines dont la voix est perçue comme une menace, depuis les sirènes et la Gorgone jusqu’à à Sandrine Rousseau, députée écologiste et féministe qui, pour être audible, s’est vue contrainte de travailler sa voix -jugée trop aiguë- avec un coach. Elles sont incessantes, les tentatives de les faire taire ou les stratégies plus ou moins conscientes pour les reléguer dans le champ de la folie. Aussi Frappat analyse-t-elle comment le concept d’hystérie, bien peu scientifique en réalité, a mené à la démonétisation de la parole féminine. On prend alors connaissance avec stupeur du « syndrome de Yentl » : souffrant de  symptômes similaires, hommes et femmes ne sont pas pris en charge avec le même sérieux par le monde médical, qui a vite fait de renvoyer ces dernières chez elles avec un tranquillisant sans plus approfondir les recherches.

Abondamment documenté, le livre est émaillé de révélations sidérantes. Il débusque tous les mythes fondateurs de l’impuissance féminine, met en lumière le vaste système d’oppression qui, de siècle en siècle, de discours dominant en discours dominant, a étouffé les voix. Le travail de déconstruction est brillant et nécessaire. Il s’appuie sur de nombreuses références, tant à des ouvrages qu’à des podcasts ( dont le passionnant « Les fantômes de l’hystérie – Histoire d’une parole confisquée« , réalisé par Pauline Chanu pour la série documentaire LSD de France Culture). Conçu comme un « manuel de combat », Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes fait aussi la part belle à toutes ces héroïnes qui, d’Antigone à Paula en passant par Alice ou la femme de Barbe Bleue, ont su, par le langage et en particulier l’ironie telle que la définit la tragédie classique, retourner le stigmate, reprendre possession d’elles-mêmes, échapper à la tyrannie. On ne s’étonnera donc pas que son auteure ait récemment salué le témoignage de Judith Godrèche dans une tribune publiée par Le Monde, intitulée:« Toutes les femmes, sur l’écran du cinéma qui est la vraie vie agrandie, sont des survivantes » (13 février 2024). Elle y étrille le mythe romantique de l’artiste et de sa muse, au nom duquel tout, et surtout le pire,  a été accepté pendant trop longtemps. 

Hélène Frappat, Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Les éditions de l’Observatoire, collection « La Relève », octobre 2023. 

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A propos de Noëlle Gires

1 comment

  1. Muriel Navarro

    Superbe et nécessaire ! Merci mille fois pour cet article lumineux (!) que je vais faire tourner avec beaucoup de jubilation!!

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