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Zappez l’argument promotionnel du film choc. Le documentaire du réalisateur italien Robert Minervini, « The Other Side », tourné aux Etats-Unis, n’a rien à voir avec le sensationnalisme ou la complaisance trash. Le film s’attache à suivre un moment de la vie de Mark et de Lisa, couple de toxicomanes entre trente et quarante ans, et de leur entourage, tout aussi marginalisé qu’eux. Parents, amis, seniors et anciens soldats alcooliques… Chacun survit dans la relégation (réduction drastique des aides sociales, privation des droits de vote, chômage de masse, exposition permanente à l’héroïne et à la méthamphétamine…), mais forme une communauté d’autant plus resserrée, qui vit au rythme des rassemblements, dans un effort d’entraide et d’amitié permanente.

Nous sommes à West Monroe dans la Louisiane entre quelques pavillons de banlieue, un mobile-home obscur et étouffant, des terrains-vagues, une boîte de striptease, et une déchetterie à recycler le métal. Restent des poches naturelles, et quelques lisières encore sauvages, où l’on peut se baigner, s’aimer, ou bien chasser les mauvais démons, comme le fait Mark, nu ou à demi-nu, sauvé de nouveaux excès. Non loin de là, au Texas, d’autres laissés pour compte expriment plus violemment leurs récriminations vis-à-vis de l’administration d’Obama. Ces milices libertariennes s’exercent avec des armes lourdes en tenues militaires, exaltées par une paranoïa sécuritaire et des prévisions apocalyptiques. Soit deux pans d’une marginalité qui coexistent dans le film comme elles existent dans la réalité, sans lien direct (et au risque d’un montage déroutant en les deux parties enchâssées l’une dans l’autre) si ce n’est que les deux groupes forment cet autre côté de l’Amérique, écarté du monde social ou du jeu démocratique, par choix pour les uns – celui d’un individualisme forcené mâtiné de patriotisme – ou bien par déchéance, à force de résignation, de mise à l’index et d’autodestruction pour les autres.

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Le parallélisme relève du constat documentaire. Le témoignage en immersion, au plus près des corps, « comprend » ces niveaux hétérogènes de réalité, et ne les condamne pas, par respect de la confiance accordée. Minervini a l’intelligence de ne pas surimprimer un jugement grossier, ni politiquement correct, ni inversement, malignement voyeuriste et provocateur. Il observe autant de distance que de proximité, laissant au spectateur la possibilité d’exercer son propre arbitre, dans l’empathie, l’inquiétude ou le rejet. Il accompagne de sa caméra ces deux formes d’exaspération, qui conduisent à un excès d’humanité, ou bien à une « ultra-défense » haineuse. Celle de Mark, est plus un chemin de repentance impossible, une lutte avec soi, pour les siens, ou pour sauver son couple avec Lisa, davantage qu’avec le reste de l’humanité. Celle des groupes paramilitaires, arguant des mêmes défenses et droits à la survie, cache mal ses aspirations à la suprématie armée. C’est la marge furtive mais bien présente, et réellement menaçante, de cette Amérique « oubliée »…

Reste que le film ébranle fortement mais pas là où l’on serait tenté de le croire. Ni dans les scènes de sexe, de drogue, ou dans les défoulements décérébrés des chiens fous paramilitaires. Il ébranle par la force du personnage central, Mark, qui porte très physiquement toute la dramaturgie, à la fois moteur du récit, et comme accablé par toute la misère de sa communauté. Souvent renfrogné, il n’en demeure pas moins d’une grande mais ambivalente présence. Son regard exacerbé laisse transparaître tout un monde de violence et d’humiliations contenues. Il reste toujours équivoque, parfois animé d’une tendresse et d’une empathie qu’il exprime ouvertement, ou au contraire, plein d’un rire mauvais, sardonique et prêt au pire. Mark représente une sorte d’Atlas très humain, un régulateur un peu fragile sujet aux humeurs inégales. L’équilibre général, ou bien inversement le chaos, semble s’asseoir sur sa propre régulation intérieure, la propre capacité qu’il a à se dominer.

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Le film, même s’il se garde de tout lyrisme ou de démonstrations trop directes, plastique, symbolique, didactique, a un impact puissant sur le spectateur, autant visuel qu’imaginaire. Il produit une fascination sans intentions manifestes ni images distinctes. C’est le signe d’une subtilité de construction (il ne faudrait pas la sous évaluer) et d’un accomplissement cinématographique (il suffit de se remémorer un film documentaire comme « Black Harvest » de Bob Connoly et Robin Anderson pour mesurer combien la réalité bien saisie et montée, peut surpasser en tragique et en authenticité tous les efforts de la fiction). Le film atteint, d’une certaine manière, une mythologie un peu primitive, qui convoque à travers la nature des puissances entremêlées, contraires et conflictuelles, jamais apaisées. Mark est une sorte d’intercesseur, magnétisé ou vampirisé par son environnement, social et naturel. Il est un somnambule livré à des principes qui se concentrent en lui, dans son inconscient et sa propre histoire criminelle, comme une eau trouble.

Il suffira que Mark s’écarte du cadre, qu’il opte pour une nouvelle tentative de désintoxication en prison, pour que les paramilitaires du début, tapis sous un camouflage de mousse et d’herbe, rejaillissent en plein jour. Il en va quasiment d’une forme de vase communicant, entre l’effort de construction envers et contre tout, et son négatif destructeur, force d’auto-détermination qui ne souffre aucune régulation extérieure, ou mal-être psychique qui resurgit dans le cas de Mark. Et c’est enfin, au-delà de ces affrontements fondamentaux, reformulation documentaire des luttes de haine et d’amour du faux prêcheur de « La nuit du chasseur », la justesse du portrait, et des portraits, des gens et du milieu, qui l’emporte par-dessus tout. Un effort de tact et de non interférence pour ne pas destituer ceux qui se sentent laissés d’un droit d’expression ou de représentation déjà bien annihilé. Quelle que soit la légitimité de leurs motifs respectifs, leur laisser la possibilité d’une image ou d’une parole « juste », et la construire avec eux. On n’y sent pas davantage une compassion forcée ou une mauvaise démagogie. Et le film y gagne infiniment : juste au-dedans, sur le bord de l’autre, des autres, et à la lisière, fantastique et expressionniste, d’une grande nature aussi « placide » que chaotique.

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Robert Minervini « The Other Side » – en salles depuis le 25 novembre 2015
photographies (c) AGAT FILMS & Cie – OKTA FILM – ARTE France Cinéma 2015 (et Valerio Azzali pour le visuel de l’affiche)

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A propos de William LURSON

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