Maïwenn – « Polisse » ; Prix du jury du 64ème Festival de Cannes

 D’un crochet du droit suivi d’une répartie fulgurante puis d’un subreptice revers d’émotion, le troisième long métrage de Maïwenn, qui vient d’être consacré à Cannes par le Prix du jury, est une mosaÏque habile, énergique et moderne qui vous laisse pantois, à la fois choqué et galvanisé.

Contrairement à ses deux titres précédents, Polisse se hisse hors des douleurs intimes héritées par la réalisatrice de son enfance pour embrasser la cause de tous les enfants, c’est-à-dire en l’espèce ceux qu’on désigne comme les mineurs. Inspirée par un reportage télévisé, puis par le travail d’une BPM (Brigade de protection des mineurs) auprès de laquelle elle a enquêté, Maïwenn part d’une approche documentaire pour nous présenter une série de cas quotidiens d’autant plus vertigineuse qu’ils sont tous d’une aberration révoltante.

 

 

La réalisatrice joue les témoins (littéralement aussi, puisqu’elle incarne dans le film une photographe mandatée par un supérieur pour suivre la brigade) en utilisant des moyens propres aux documentaires qui tentent de restituer par des caméras placées dans les recoins et par un certain montage les différents points de vue en jeu, voire le regard du documentariste. Elle le fait toutefois avec une telle fougue qu’elle sublime le procédé et donne à son sujet une infinité de facettes en variant à la cadence dynamique des histoires qui se succèdent la voix de la narration (les abus sont relatés tantôt par l’enfant, tantôt par un parent coupable, par un parent-témoin impuissant, par les flics de la brigade eux-mêmes), en faisant ressortir les complexes nuances de chaque situation, en démultipliant encore les perspectives par le jeu de la vérité qu’on masque plus ou moins, par pudeur, ignorantisme, vergogne… L’enchaînement rapide des scènes a en outre le mérite, tout en étant saisissant, de ne pas laisser de place au larmoiement, de sorte que le film garde une tenue bien de circonstance.

Éberlué par les cas évoqués (en particulier quand les abuseurs se sentent pleinement dans leur droit ou ignorent complètement la monstruosité d’actes qui leur semblent insignifiants, normaux), les pulsions auxquelles ils renvoient et la conscience du fait qu’ils sont réalistes, on est vite happé par la tension ambiante. C’est que dans l’océan tumultueux des affaires en cours (la petite à laquelle papa « gratte les fesses », les enfants qu’on fait travailler, l’adolescente ultra-agressive qui a mené une amie dans un affreux traquenard…), il faut garder sa retenue et mettre de l’ordre. À toutes ces situations aux mille nuances, il faut donner des contours et des noms ; il faut ramener autour du simple paradigme des choses qu’on a le droit de faire ou pas les récits individuels les plus poignants. Nous sommes ici dans les locaux de la Loi.

 

Cette tension permanente, accrue par les nombreuses situations d’urgence, les agents de la BPM la vivent quotidiennement, et c’est aussi cette galerie de personnages qu’on observe sous toutes les coutures, sans angélisme et assez équitablement – il faut dire qu’ils sont interprétés par une belle équipe de sacrés « personnages » : une Karin Viard cocue au bord de la crise de nerfs, une Marina Foïs renfermée et tranchante qui ne manque pas de bagout devant les dégueulasses, un Joey Starr fort et tendre franchement convaincant… Eux aussi, on les découvre avec leurs faibles et leurs faiblesses principalement en les écoutant, or dans la vie comme dans l’exercice de leur métier, ils pratiquent une parole crue. De l’autre côté du miroir des interrogatoires, ces policiers, comme les victimes et les prévenus, forment une mosaïque fort hétérogène : ils sont de toutes allures, tempéraments, religions, milieux sociaux, et leurs situations maritales et sexualités couvrent tout un éventail de configurations. Ce qui les réunit, c’est la même tension, l’omniprésence de leur métier dans leurs vies, et le fait que leur inévitable engagement ne peut qu’exploser toute distance qu’on essaierait de lui interposer (y compris une lentille). Il envahit, irrésistiblement, leurs sphères privées, tant est si bien que l’espèce d’organisme sain et malsain à la fois qu’ils constituent tend à aspirer le spectateur lui-même, et lui pose du même coup un poids sur la poitrine – le même qui suffoque le personnage de Maïwenn quand elle remplace son appareil photo par un revolver pointé sur une cible.

Cette irrespirabilité qu’il entretient, le film sait aussi l’entrecouper de grandes bouffées d’air, sous forme de fréquents rires et d’un seul déchirant cri. La belle réussite de ce film toujours à l’écoute mais jamais dans l’apitoiement, c’est d’arriver en effet à regorger de traits d’humour percutants qui permettent à la tension de se libérer par autre chose que des larmes. Étonnamment, on rit souvent dans et devant Polisse. Comme on peut aisément se rapporter aux dynamiques membres de cette brigade, que connaissant leurs défauts on les trouve malgré tout sympathiques, on goûte presque comme si on y était leur sens de la répartie et les boutades rapidement enchaînées qu’ils échangent pour se changer les idées, et on jouit presque autant qu’eux de leurs pauses et de leurs soirées de détente.

 

Non que la tension ne continue de monter (et l’hilarité avec, dans les moments où elle survient encore, ainsi c’est vers la fin que Maïwenn nous offre le plus franc fou rire déplacé), jusqu’à un point d’orgue où se jouent plusieurs dénouements. Bien que les dilemmes personnels des flics de la BPM ne prennent jamais le pas sur les enfants, et ce jusqu’au bout, l’un d’entre eux prend un tour qui jette une lumière nouvelle sur la violence d’échanges qu’on avait jusque là regardés comme anodins, ce qui de nouveau nous ramène au conflit entre le regard et la réaction qu’il est censé entraîner. Car c’est dans cette insurmontable dissonance tout que se joue, chez tous les protagonistes, des abuseurs aux flics, à l’exception des enfants. Maïwenn, en revanche, a trouvé dans ce film l’équilibre parfait.

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A propos de Bénédicte Prot

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