Passé moderne

Second film du réalisateur russe Ilya Naishuller (après un Hardcore Henry en 2016 qui avait ravi quelques amateurs d’exercice de style), Nobody est une série B de luxe au titre qui ne semble à première vue pas mal trouvé car nous pourrions penser en effet qu’il n’a aucune identité. Ecrit et produit par l’équipe de création de la saga John Wick (Derek Kolstad au scénario, David Leitch à la production), ce badass movie paraîtrait presque en être une sorte de copié-collé.

De même que John Wick, Hutch Mansell (Bob Odenkirk, inattendu dans ce type de rôle, et alternative aussi vieillissante qu’avantageuse à Keanu Reeves) est un homme sans histoires : la libido de sa femme est en berne, son fils le méprise gentiment, il rate toutes les semaines le camion-poubelle de très peu, il s’ennuie au travail à jouer les comptables dans le magasin de bricolage de son beau-père. A peu de choses près, votre voisin, en somme. Sauf qu’un cambriolage dans la maison de son suburb angoissant de conformité va réveiller les instincts de cet homme qui n’est pas ce qu’il prétend être… Et à l’instar de Wick, Mansell va faire le ménage dans la pègre locale.

Réveil (Bob Odenkirk) (©Universal Pictures)

Le binôme Leitch-Kolstad, précédemment avec John Wick (2014) et ses deux suites (en 2017 et 2019 ; le quatrième volet est censé arriver en 2022) puis aujourd’hui avec ce Nobody, surfe sur une vague actuellement conséquente produite par une lame de fond plus ancienne encore : le Taken de Pierre Morel (2008), ses suites toutes plus ineptes les unes que les autres, elles-mêmes suivies par une ribambelle de « liam-neesonneries » qui assument de plus en plus leur ambition auto-parodique à la limite du burlesque scabreux (le summum ayant été atteint avec l’aberrant Sang froid de Hans Petter Moland [2019]). Leitch et Kolstad abordent le genre du « néo-vigilante » avec une volonté affichée de rudesse dans la représentation de la violence inhérente au genre : les corps sont malmenés, les outrages que l’on peut leur faire font (très) mal, les bruits de coups sont mats, la brutalité est graphiquement impressionnante, ceci dans une logique qui est moins celle du cartoon que celle du comic book pour adolescent en manque d’adrénaline. Il y a quelque chose de profondément régressif dans Nobody, une volonté délicieusement puérile de renouer avec une violence frénétique (c’est d’ailleurs le synopsis du film), retour à la sauvagerie que la mise en scène très travaillée de Naishuller s’échine à rendre réaliste.

La figure tutélaire de ce cinéma est bel et bien Death Wish de Michael Winner (1974), film-phare auquel tout vigilante contemporain se réfère peu ou prou par la mise en place d’une grille de lecture conservatrice du monde. Nobody semble ne pas faire exception : ce qui provoque la rage rentrée et la violence de Hutch Mansell est l’intrusion d’un duo de cambrioleurs minables dans son foyer et la menace physique qui pèse sur sa famille, valeur maîtresse du genre ; ce qui décuple cette même rage, c’est le dédoublement de cette situation d’intrusion dans le home sweet home, la seconde fois par des malfaiteurs bien plus armés et dangereux que les deux petites frappes du premier mouvement. Hutch est une arme de destruction massive, et le détonateur qui l’actionne est l’atteinte aux siens et à leur tranquillité. De fait, déclenchée par un cambriolage finalement sans conséquence directe (les deux voleurs n’ont aucun moyen réel de menacer physiquement la famille de Hutch), la violence qui s’ensuit semble presque délirante, débauche d’énergie dont l’apothéose reste un final dans un magasin de bricolage piégé, sorte de Home Alone dégénéré où les tiges de métal et autres objets, produits et matériaux létaux remplacent les chausse-trappes cartoonesques de l’enfant du film de Chris Columbus, cherchant lui aussi à défendre son foyer, son territoire dans un vigilante haut comme trois pommes.

Par ses références, son retour à des valeurs héritées de la période reaganienne, son recours à une forme analogique où les aides numériques sont réduites à portion congrue (le matériel promotionnel insiste d’ailleurs beaucoup sur l’implication réelle d’Odenkirk, son entraînement de deux ans au combat, sa transformation physique), Nobody est un film héritier des années 80, voire début 90. Cela semble clairement assumé par les créateurs et le réalisateur eux-mêmes, jusqu’à un casting ressuscitant de vieilles gloires de notre jeunesse passée, et qui sont toutes excellentes : Bob Odenkirk est en effet entouré de Connie Nielsen, RZA (figure majeure du rap nineties), Christopher Lloyd qui est ici impayable en patriarche badass ou Michael Ironside.

Tranquillité (Bob Odenkirk) (©Universal Pictures)

Le réflexe presque passéiste est ici locomotive d’une forme de modernité ; car il ne faudrait pas non plus prendre le film pour ce qu’il n’est pas. Bien qu’héritier de ce cinéma de nettoyeur dont Charles Bronson est l’un des parangons, Nobody n’a pas la même charge idéologique que Death Wish ou que les films récents du retour populaire au vigilante (Taken, donc). Dans ces films, l’homme ordinaire devient barbare pour répondre à la barbarie du monde et aux atteintes que ce dernier fait à ceux qu’il aime. Dans le film de Naishuller, le barbare était devenu l’homme ordinaire et ne demandait qu’à resurgir. La réaction est moins ici un regard droitier sur la situation du monde gangréné par l’ultra-violence auquel il faudrait répondre par l’ultra-violence (« Oeil pour œil etc. ») que le portrait d’un personnage dont la brutalité intrinsèque est condamnée à refaire surface un jour ou l’autre. Etonnamment, le fait de désarmorcer la charge purement idéologique du genre permet de le dépoussiérer, de le débarrasser des ses oripeaux contestables pour en faire un espace de jeu débridé habité par des personnages plutôt bien dessinés.

Mais c’est surtout par sa mise en scène que Nobody emporte le morceau. Ilya Naishuller ressemble en effet à une plus-value pour un film qui parvient à représenter le temps avec une grâce et une maîtrise indéfinissables. De ce point de vue, les dix premières minutes sont très belles, tant la séquence générique montée au ralenti montrant un Bob Odenkirk tuméfié et pourtant plein d’assurance (encore renforcée par la dilatation temporelle) que la véritable ouverture du film racontant la terne vie de Hutch Mansell, montant en boucle les mêmes actions quotidiennes et quelque peu médiocres, ceci en vignettes de plus en plus courtes. Ce démarrage est un programme du film, faisant montre d’un réalisateur capable de dilater le temps dans les séquences d’actions ou dans celles gravitant autour d’elles (Nobody contient deux grandes belles séquences d’action, dont l’une d’entre elles, qui se déroule dans un bus, laisse pantois) tout autant que de l’accélérer lorsqu’il ne se passe rien, mettant finalement ces deux temporalités sur un pied d’égalité, montrant la violence comme un quotidien et le quotidien comme une menace.

Frénésie (Bob Odenkirk) (©Universal Pictures)

C’est donc moins par son scénario plutôt rebattu que par sa capacité graphique à le transcender et à (légèrement) dépoussiérer le genre que Nobody, finalement moins vigilante que film d’action carburant à sa propre frénésie, gagne son pari. On croyait voir un nouveau John Wick, mais le film de Naishuller est peut-être plus réussi que son prédécesseur du fait qu’il ne semble avancer que pour la beauté de la pure énergie dépensée.

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A propos de Michaël Delavaud

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