En quelques mois se succèdent sur les écrans deux films sur des architectes: The Brutalist ( A. Corbet), sorti en février, et L’Inconnu de la Grande Arche, que nous avons pu voir à Cannes dans la sélection Un certain Regard.
L’architecture se révèle un terreau très fertile pour explorer les tensions entre la matière et l’idéal, la technique et l’art, le collectif et l’’individu. L’architecte, artiste soumis aux caprices des matières comme des politiques, est une figure d’essence tragique. Inutile donc, comme Corbet, de sur-nourrir le drame à coups de truelle américaine. Stéphane Demoustier a l’intelligence de proposer une épure.
1983: Mitterrand le bâtisseur veut édifier un monument dans le nouveau quartier de la Défense, qu’il imagine comme ”La City française”. Au cahier des charges: modernité, monumentalité, prolongement de la perspective historique de la capitale. À la surprise générale, un Danois inconnu de tous remporte le concours. Voilà donc Otto von Spreckelson (Claes Bang) et son épouse (Sidse Babett Knudsen, l’héroïne de Borgen) catapultés depuis leurs contrées bucoliques jusqu’au coeur du monde politique français.
Malentendus culturels, snobisme du microcosme parisien, contraintes budgétaires et cohabitation vont peu à peu broyer Von Spreckelsen dans un récit qui s’étend jusqu’en 1989, date à laquelle le monument fut inauguré, pour le Bicentenaire de la Révolution.
La Grande Arche, essai passionnant de Laurence Cossé, naviguait entre étude anthropologique matinée de satire sociale, biographie et réflexion théorique sur l’ architecture. Demoustier suit ces trois fils. Le déplacement du titre, de l’ œuvre à l’ homme, de l’ arche à son concepteur, ne dit pas tant la dérive vers le biopic (on est bien au-delà de ce genre souvent décevant) que l’incarnation parfaitement réussie de problématiques complexes.
La satire sociale est savoureuse mais subtile: à la farce destructrice des idoles, Demoustier préfère un comique révélateur du malaise. Ainsi, un aréopage s’esclaffe avec distinction lorsqu’Otto, pressé d’évoquer ses réalisations antérieures, dit avoir bâti sa maison et quatre églises. Tous croient à une plaisanterie; c’est la simple vérité. Otta est aussi dénué de petite ironie parisienne que d’ expérience. Dans le rôle de Subilon, conseiller du président arrogant et agacé, Xavier Dolan s’en donne à cœur joie sans jamais devenir détestable. Michel Fau, en Mitterrand, est irrésistible. Jamais dans l’imitation, il campe un monarque clairvoyant qui, sous les yeux effarés de sa Cour, se plie aux requêtes les plus folles de Von Spreckelsen : s’agenouiller pour mieux voir une perspective, tester une dalle de marbre en bottes en caoutchouc, sous la pluie. On se régale sans que jamais le film ne devienne caricature populiste des élites.
L’aspect biographique pour sa part ne tente pas de saisir l’ensemble d’ un destin. Si Demoustier se place du côté de son héros, jamais il ne sombre dans l’hagiographie. Claes Bang livre une interprétation parfaitement équilibrée entre rigidité insupportable et admirable idéalisme. On n’ en est pas moins touché par son destin.
C’est surtout dans l’exploration de la forme et de ses contraintes que le film est remarquable. Les débats théoriques s’incarnent grâce au duo Von Spreckelsen-Andrieu, un architecte français (concepteur de l’ aéroport de Roissy) qui incarne le principe de raison. Dans ce rôle, Swan Arlaud fait merveille, oscillant entre exaspération et admiration.
Von Spreckelsen ne parle jamais de “Grande Arche”, mais de “Cube”. La pureté de la forme est miroir de l’irréductibilité de son concepteur. Demoustier rend hommage à cette obstination en travaillant la géométrie de chaque plan. Depuis le format carré de l’écran comme du texte final jusqu’à de très nombreux raccords (sur un sucre, un morceau de lard). La composition géométrique se fait de plus en plus subtile au cours du film. Ici, une pyramide dans une cour carrée est un écho visuel a un trio/ triangle d’hommes discutant sous une voûte. Mitterrand est toujours associé à la perspective.
La scène où Von Spreckelsen découvre “son” marbre à Carrare est magnifique: le plan se resserre sur l’étreinte d’ un homme et d’ un matériau (dans ces mêmes carrières, Corbet faisait le choix du plan large spectaculaire).
L’inconnu de la Grande Arche est un film d’ une extrême intelligence, porté par un ensemble d’acteurs parfait. Il donne envie d’aller regarder de plus près cette grande arche, de ne pas en déplorer le coût mais bien plutôt d’en mesurer le prix.
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