Attention, nous prévenons nos aimables spectateurs qu’aujourd’hui, le met est particulièrement consistant, et que l’on risque de devoir le mâcher longtemps et durement. On commencera par s’enfermer dans quelques cabinets médiévaux pour consulter les grimoires d’alchimistes ou de sorciers crochus au risque de se faire happer, vif et cru, par quelques satyres dissimulés au détour d’une page. On pourra aussi se laisser aller à rêvasser sur quelques divinités voilées dansant la ronde au rythme de tintements ancestraux parmi des vapeurs orientales si d’avance, l’armée de démons droitement échappée du Necronomicon nous concédait cette faveur. Car oui, chers apeurés, la pleine lune vous a déjà saisis, et brusquement, vous voilà transformés en lycanthropes affolés hurlant le grunt sur fond de martèlements rythmiques possédés… Non, non, vous n’allez pas vous réveiller de si tôt!
La série Moonchild (2006-…) : enfants lunaires, hémophiles, astronomes et hardcore de templiers
Votre hôte transylvanien, tel un vampire verdissant sous l’effet d’un sang un peu vicié, était au début un peu réfractaire à cette veine, mauvaise et teigneuse, comme un grand bouillon de gargouilles. Ceci dit, passés deux premiers volumes, Moonchild et Astronome (2006), aux airs de réchauffé zornien, force est de constater que la série a pris son envol durant les épisodes suivants. Six Litanies for Heliogabalus (2007), The Crucible (2008) et Ipsissimus (2010) et Templars : In Sacred Blood (2012), sont des albums aussi diversifiés qu’inventifs, qui rivalisent avec les meilleurs moments de Naked City et dépassent l’effet de copie carbonne ressenti aux débuts de la formation et ce, malgré le dépaysage crépusculaire. Dans cet "enfant lunaire", plus garou que pierrot, on retrouve les incontournables Joey Baron à la batterie et Trevor Dunn à la basse, plus un Mike Patton qui injure le micro. En plus de ce power trio, Zorn et son alto font irruption sur quelques opus et non les moindres : Six Litanies…, Crucible et Ipsissimus. Patton, en bon alter ego de Zorn, s’est adonné dans ses propres disques au zapping de genres et à la cinéphilie déviante. Les multiples avatars de ses formations parallèles, Mr Bungle, Fantômas, Tomahawk, toutes fortement enracinées dans le métal, évoquent immédiatement une cohorte de personnages vicieux, entre criminels et savants fous, portés sur le transformisme et le délire tribal. Ici Patton, tout en borborygmes et grimaces, ravive nécessairement le souvenir de Yamatsuka Eye, le singe hurleur de Naked City. Moonchild rappellera souvent la formation, mais avec une férocité plus proche des zébrures métal de Painkiller (l’autre formation pondéreuse de Zorn) que des télescopages cartoonesques du premier groupe. Néanmoins, Moonchild instille son propre humour carnassier. On sent un plaisir certain chez les musiciens, à se grimer et à endosser les habits d’une série Z horrifique, même si l’intense crédibilité avec laquelle ils s’en jouent, empêche de considérer Moonchild uniquement comme un projet parodique et référentiel. Ça et là, dans les derniers opus, au-delà de l’autoréférence avouée à Naked City et à Masada, la formation s’amuse à faire une série de citations en clins d’œil à quelques compagnons d’arme et autres figures tutélaires : les japonais de Ruins, un Jimmy Hendrix mal débranché… Le scope musical s’élargit grâce à la venue de nouveaux invités parmi les saltimbanques coutumiers du grand circus zornien : Jamie Saft, Ikue Mori, Marc Ribot, John Medeski et même trois chanteuses sur Six Litanies for Heliogabalus (2007). Ce projet permet donc à Zorn de remettre en perspective l’héritage de Naked City, renouant avec la violence et l’énergie de la première formation, tout en s’adonnant aux penchants occultistes qu’il n’a cessé de développer depuis. Grands sabbats maléfiques, les opus Moonchild avec leurs furieuses incantations vocales et instrumentales sont à réserver à des oreilles averties, longues et velues de préférence.
Divinités, magie et anciens rites : les compositions mystiques des dernières années
En contrepoint aux volutes soufrées de Moonchild, Zorn développe depuis 2010 un ensemble d’albums inspirés de personnalités mystiques, des écrivains, des poètes ou des figures controversées de l’ésotérisme : William Blake, René Daumal, Georges Gurdjieff… Les albums, très accessibles, sont dans une veine jazz, légère et méditative, faite d’ostinatos rythmiques et mélodiques très hypnotiques. On y retrouve de multiples réminiscences des travaux antérieurs : des colorations moyen-orientales et exotiques, des expositions de thèmes à la manière des filmworks tout en variation et en dilatation, mais également, un large chatoiement orchestral qui pourrait rappeler les arrangements pop baroque de la fin des sixties (Van Dyke Parks, Burt Bacharach, les albums orchestraux des Beach Boys). Bien-sûr, Zorn y infuse un lyrisme très personnel, faisant de cette musique une sorte de version très douce et fluide des Dreamers, toujours traversée de rythmes et de mélodies très intriqués. Par moment, on trouvera aussi des passages pointillistes où la musique se dilue dans un minimalisme et un ambiant presque new age. L’instrumentation assez exotique, bien que déjà vue dans le jazz (Dorothy Hashby, Walt Dickerson), fait la part belle à la harpe de Carol Emmanuel et au vibraphone avec Kenny Wollesen. Pour le reste, plus que dans aucun autre album de Zorn (hormis ceux de la musique pour concert), c’est le piano, joué ici par Rob Burger, qui devient l’instrument proéminent. Il y rappelle autant, la longue tradition du piano jazz que la musique de film (David Shire, Ennio Morricone) ou les variations minimalistes d’un Philip Glass. Zorn fait interpréter cette musique à 2 trios (parfois agrémentées de musiciens complémentaires) : l’un avec Rob Burger, Greg Cohen et Ben Perowsky (piano, basse, batterie) pour The Goddess: Music for the Ancient of Days et In Search of the Miraculous (2010), l’autre avec Bill Frisell, Carol Emanuel et Kenny Wollesen (guitare, harpe, vibraphone) pour The Gnostic Preludes : Music of Splendor et The Mysteries (2013). Ailleurs, c’est Cyro Baptista qui est convié avec Kenny Wollesen (ou avec son propre groupe "Banquets of Spirits") pour The Satyr’s Play (2011) et pour un Mount Analogue (2012) aux atmosphères parfois plus sombres. Contrairement à l’ésotérisme apparent de l’imagerie et des références, cette partie de la production zornienne est loin d’être hermétique. Elle demeure même la plus accessible que Zorn ait produit à ce jour, s’ancrant résolument dans une forme d’easy listening sophistiquée aux arrangements très soignés. Seules, peut-être, les formations acoustiques issues de Masada, le Bar Kohkba en tête (voir le double album Circle Maker de 1998) partagent avec ces projets une telle immédiateté mélodique.
John Landis, "Le Loup Garou de Londres", 1981
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