Cave Canem[1], attention au chien.

Le Hip Hop n’est plus une musique de niche de marché. Elle a conquis le monde. Pourtant il convient de rester vigilant, comme les sales voisins du même nom : dans chaque niche, il y a un chien qui dort, un chien qui mord.

Le chien c’est aussi le terme ancien des chariots utilisés dans les mines. Enfin quel que soit le chemin, on en revient toujours à ces sans visages, cent mille visages qui font ce qu’on appelle la masse. En physique elle est toujours positive, dans le langage courant, de moins en moins.

Marc Nammour, a.k.a. La Canaille, est né en 1978 à Beyrouth. Il arrive en France avec sa famille à l’âge de neuf ans, à St-Claude dans le Jura. C’est dans cette ville ouvrière qu’il grandit, au sein d’une famille qui ne sera vue que comme étrangère certainement. Sans doute est-ce là que très vite ses illusions sur le monde ont pris des chemins de travers, haillons sur les sabots des chevaux de cette armée anonyme et silencieuse à laquelle l’enfant voit qu’il appartient. Etranger de langue et de culture, faut-il que la pression sociale ait marqué l’enfant pour que jamais il ne pardonne à un monde qui fait des règles pour l’en exclure.

« Faut qu’ça rentre, c’est tout c’qui compte, une seule et triste ambition
Bordel, faut qu’on s’en sorte à n’importe quelles conditions
C’est c’qui nous pousse à accepter c’qu’on devrait pas
A oublier qu’en temps normal on le ferait pas
C’est grave comme on met d’côté notre fierté pour du pognon
Regarde à quoi on est réduit, comme on s’rabaisse devant nos patrons
Tellement peur du chomdu qu’on s’laisse marcher dessus
Du coup, nous, au taf, on mouche pas, on s’prostitue (….)

Eh ouais, j’parle de pèze c’est tendu, j’entends d’là les réfractaires
Me dire que j’suis tombé bien bas, j’exagère
Propos trop terre-à-terre, à leurs yeux y a pas qu’ça qui compte
Ça manque de poésie dans mes écrits, ils trouvent ça vulgaire
Moi je me méfie de ceux qu’ça gêne, pas clairs avec leur blé (…) »

Les morceaux de Marc Nammour sont un peu plus que des chansons. Ils sont les petites graines de la juste révolte. 

Les paroles de la Canaille détonnent  dans le paysage du rap et même au-delà, dans la chanson française. Ces textes ramènent la chanson française à une dimension qu’elle a laissé s’éteindre au fil du temps, celle du pamphlet. Une chanson comme « Allons enfants » redonne aux frissons des flammes les songes d’une nuit d’épées. Une nuit blanche et sèche remplit du silence des pantoufles quand l’aube se lève au bruit des bottes.

Les morceaux de Marc Nammour sont un peu plus que des morceaux de musique sur des textes rapés. Ils sont les petites graines de la juste révolte.

Avant son nouvel album qu’il porte sur scène avec ses musiciens, La Canaille est l’auteur d’un album manifeste, qui est aussi son premier E.P.,  « Une goutte de miel dans un litre de plomb ». Avec son ami guitariste Valentin Durup, sur une musique sourde et tendue, aux arpèges essorés doublés de scratchs d’hurlements ectoplasmiques, c’est la Canaille et nous en sommes subitement tous.

A l’origine insulte pour dénigrer les quartiers populaires, Marc Nammour revient comme le légitime rejeton d’un monde où la machine à sous écrase les esprits pour les aplatir comme une pièce de monnaie. Une pièce dans le fond d’une poche où l’essence, la poussière et la tabac sont les draps des nouveaux mélodrames d’une énième révolution mais seulement industrielle. Pas question donc que Marc La Canaille jette l’éponge. Le simple fait que le monde reste ce qu’il est, une terre d’oppressions, de meurtres et d’injustices justifiées, légitime chacun de ses morceaux comme on tire une marge pour un texte, pour son écriture.

Cette marge elle ne date pas d’hier, et c’est dès l’enfance qu’elle tire la sève de son trait qui pousse comme du lierre sur la façade. Gille Deleuze aurait parlé de rhizome.
« L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information, en revanche il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. »
La musique est une forme d’art et l’art est bien la seule chose qui résiste face à la mort.[2]

Alors oui, depuis ses premiers enregistrements, La Canaille est en résistance.

Son dernier album le prouve encore s’il le fallait.

« Les chants n’changeront pas la face du monde, c’est sûr
Mais ils nous aident à panser nos blessures
C’est ma contribution, ma façon d’m’impliquer
C’est de toi, moi, et nos destins imbriqués »[3]

Pour notre bonheur, La Canaille rôde avec son équipe. Musicalement l’album développe avec toujours plus d’assise l’alchimie singulière du groupe. Car c’est bien d’un groupe dont il s’agit. L’autre pilier de l’équipe c’est donc Valentin Durup. L’équipe parfaite pour rôder sur la musique comme des choucas des tours. La robe est noire mais l’horizon est repoussé par la prise de hauteur. Auteur, la Canaille en est un.

L’album se clôt par un morceau qui fait parler Sofiane. Un de ces personnages que Marc Nammour invente pour faire vivre ce qui est étouffé sinon.

Il faut voir La Canaille en concert pour en saisir toute la portée. Une portée dont nous sommes tous issus.
La Canaille, on en est.

Interview pour son concert à La Source[4] à Fontaine (Fontaine, Isère) le 23 novembre 2017

Vasken Koutoudjian : Qui es tu vraiment et où en es-tu ? Et j’insiste sur le « vraiment » et on a deux minutes !

Marc Nammour (La Canaille) : (Rires) Je crois que je ne le saurai jamais. Tu recherches ça toute ta vie. Je crois d’ailleurs que c’est bien d’être en recherche et d’assumer le fait que l’on est en évolution permanente. Je revendique une identité multiple et complexe. C’est la quête de toute une vie, savoir qui on est vraiment. Je ne pense pas que l’on arrive même à savoir.

Vk : Tu es à l’usine très tôt, pour financer tes études. Qu’est ce que tu en retiens ?

MN : Cela m’a appris le sens du mot exploitation. Mon premier boulot c’était de limer des carters. Sachant que le carter est vendu à peu près 800 balles[5] au garage. En une heure j’en faisais entre quinze et vingt en gros, je te laisse faire le calcul. Quinze fois huit cents et toi tu es payé à peu près quarante francs de l’heure. Je te laisse faire les calculs pour la répartition des richesses. J’ai aussi appris la dureté du monde du travail. Quand je regardais des gens se casser le dos pour être payé à coup de lance pierre, forcément tu as une colère qui naît parce que c’est le début du mot injustice et de l’exploitation qui va avec. C’est comme ça en tout cas que j’ai pris la teneur de leur définition.

Vk : Comment à partir de là tu entres en musique ?

MN : D’abord par l’écriture, comme beaucoup d’adolescent alors. Le déracinement et le fait d’être en quartier m’ont aussi poussé à écrire. D’avoir l’impression de vivre dans une zone de non droit, je voulais mettre ça par écrit. Je me servais de l’écriture comme d’un exutoire. D’abord par l’écriture, puis la mairie nous a filé une salle en MJC, des mics et des platines. J’ai pris plaisir progressivement à faire ce que je fais aujourd’hui, sans jamais penser en vivre.

Vk : Quel est ton premier souvenir de lecture ?

MN : La lecture est arrivée tard. Mon premier souvenir fort, c’est par ma prof de philo. Elle nous avait fait lire « Le cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire. A 18 piges c’est un vrai choc pour moi. Je ne comprends pas tout, mais je sais que c’est très chargé. C’est l’archétype même de la parole verticale. Issu des quartiers populaires je suis animé dès le départ par cette verticalité. D’émanciper, essayer de s’élever le plus haut possible. Après j’ai vraiment délaissé la lecture et ça ne fait que douze piges que je lis. Mais je ne lis que de la poésie[6].

Vk : Qui est ton public comment le définirais-tu ?

MN : Mon public il est vaste et c’est une belle fierté. La seule exception c’est les jeunes. J’ai peu de lycéens. Il faut un peu de bouteille pour comprendre les paroles. Au-dessus je n’ai pas de limites. C’est une belle fierté pour moi. Je peux avoir des héritiers de la scène Brel, Brassens et qui viennent là pour les textes. C’est un vrai plaisir pour moi de voir les anciens à mes concerts.

Vk : Des lectures qui t’on marqué ? Des films ?

MN : Alors les « Cahiers d’un retour au pays natal », on en a parlé. Nazim Hikmet[7] un poète Turc m’a aussi marqué. L’œuvre d’Antonin Arthaud aussi. Le nuage en pantalon[8] de Maïakoscki[9]. Abdellatif Laâbi, un poète marocain. Pour citer quelques poètes.

Vk : Des films ?

MN : Il y en a tellement….quand j’étais minot le cercle des poètes disparus m’avait énormément marqué. Le premier Rambo aussi, comme Rocky d’ailleurs. Des trucs qui font partie de ma culture populaire. Le premier Rocky est magnifique pour ça. Dans les films récents, The square[10].

Vk : Comment ce fait le travail avec Valentin Durup, le guitariste ?

MN : Valentin Durup, Jérôme Boivin et Alexis Bossard. Ce sont les trois instrumentistes membres de la Canaille. Alors on va s’isoler dans une maison à la campagne. On commence à faire des atmosphères musicales. Cela me donne un tempo et une atmosphère. Après j’écris. Une fois que le texte est là, un début une fin, on se met dans la partie arrangement. Il y a deux phases musicales. Les instrus et quand le texte est terminé on se met sur les arrangements.

Vk : Comment tu as pris ce pseudo ?

MN : Je suis tombé par hasard sur un recueil de chants révolutionnaire. La Canaille c’est un chant révolutionnaire écrit en 1871.

C’est une chanson précurseur de la commune de Paris. Elle est écrite en 1865, comme précurseur à la Commune de 1871. Canaille ça vient de Canis en latin qui veut dire chien et c’est comme ça que les bourgeois qualifie alors le peuple. Il y avait une description de qui était la Canaille dans le texte. J’ai été frappé par la force poétique du texte. J’ai eu envie de reprendre ce texte et au final, il m’allait tellement bien que j’ai gardé le nom. Je faisais aussi comme cela le lien entre les luttes passées, présentes et à venir.

Vk : Si tu n’avais pas fait de musique… ?

MN : (soupir) j’aurai été dans la merde. La musique a sauvé ma vie.

Vk : Que reste-t-il des luttes sociales aujourd’hui dans leur expression politique ?

MN : On est dans une époque très étrange. Ça se durcit de plus en plus. En même temps on est dans un dégoût de la vie politique. L’argument du tous pourris a détourné l’intérêt général. Je reste toutefois convaincu d’une phrase.  « Si tu ne t’intéresses pas à la politique, la politique s’intéresse à toi. » Je suis très politisé, attendu que c’est l’organisation de ma cité, et que donc ça me concerne. On est arrivé à un tel dégoût de la classe politique, que cela entraine une dépolitisation. Aujourd’hui il n’y a plus que la politique de la finance.

Vk : Alors une question provoc pour finir. Le Hip Hop, est-ce un show bizz comme les autres ?

MN : C’est un style de musique qui rapporte de l’argent. C’est le genre qui en rapporte le plus d’ailleurs. C’est la dernière révolution musicale et elle dure encore. Je sais pourquoi personnellement je suis entré dedans. L’origine du mouvement ce sont les quartiers populaires, et ça personne ne pourra l’enlever. C’est l’origine par excellence. C’est un style de musique que tu vas retrouver sur toutes mes lignes de front. En Palestine, En Asie, en Amérique du Sud. Ce n’est pas anodin. Cette musique porte quelque chose de revendicatif.  Une revendication sociale et politique ET poétique.

 

Copyright Audrey Prud’Homme


Je ne saurais terminer cette chronique sans vous inciter fortement à regarder le documentaire de Pierre Carles, Attention Danger Travail.

Le documentaire Attention Danger Travail en entier : https://www.youtube.com/watch?v=gnO6n2Pg0pM


Site de La Canaille : http://marcnammour.com/

Les musiciens de la Canaille : Valentin Durup – guitare, machines, clavier / Alexis Bossard – batterie, machines  / Jérôme Boivin – basse, clavier, arrangements

Le facebook : https://www.facebook.com/lacanailleofficiel/

Photos interview : Audrey Prud’Homme


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cave_canem

[2] Et c’est aussi la seule fois que je reprendrais une phrase de Malraux…

[3] Paroles du morceau Parler aux inconnus (feat. Lucio Bukowski)

[4] http://lasource-fontaine.eu/

[5][5] On est en Francs à ce moment…

[6] Je voudrais ici glisser un petit texte d’un auteur qui m’a beaucoup marqué : « Presque personne n’aime les vers, et le monde des vers est fictif et faux. » Tel est le thème de cet article. Il paraîtra sans doute désespérément infantile, mais j’avoue que les vers me déplaisent et même qu’ils m’ennuient un peu. Non que je sois ignorant des choses de l’art et que la sensibilité poétique me fasse défaut. Lorsque la poésie apparaît mêlée à d’autres éléments, plus crus et plus prosaïques, comme les drames de Shakespeare, les livres de Dostoïevski, de Pascal ou tout simplement dans le crépuscule quotidien, je frissonne comme n’importe quel mortel. Ce que ma nature supporte difficilement, c’est l’extrait pharmaceutique et épuré qu’on appelle « poésie pure » surtout lorsqu’elle est en vers. Leur chant monotone me fatigue, le rythme et la rime m’endorment, une certaine « pauvreté dans la noblesse » m’étonne (roses, amour, nuits, lys) et je soupçonne parfois tout ce mode d’expression et tout le groupe musical social qui l’utilise d’avoir quelque part un défaut. Moi-même, au début, je pensais que cette antipathie était due à une déficience particulière de ma « sensibilité poétique », mais je prends de moins en moins au sérieux les formules qui abusent de notre crédulité. Il n’est rien de plus instructif que l’expérience, et c’est pourquoi j’en ai trouvé quelques-unes fort curieuses : par exemple, lire un poème quelconque en modifiant intentionnellement l’ordre de lecture, de sorte qu’elle en devenait absurde, sans qu’aucun de mes auditeurs (fins, cultivés et fervents admirateurs du poète en question) ne s’en aperçoive ; ou analyser en détail un poème plus long et constater avec étonnement que « ses admirateurs » ne l’avaient pas lu en entier. Comment est-ce possible ? Tant admirer quelqu’un et ne pas le lire. Tant aimer la « précision mathématique des mots » et ne pas percevoir une altération fondamentale dans l’ordre de l’expression. C’est que le cumul des jouissances fictives, d’admirations et de délectations repose sur un accord de mutuelle discrétion. Lorsque quelqu’un déclare que la poésie de Valéry l’enchante, mieux vaut ne pas trop le presser d’indiscrètes questions, car on dévoilerait une vérité tellement sarcastique (sic) et tellement différente de celle que nous avions imaginée que nous en serions gênés. Celui qui abandonne un moment les conventions du jeu artistique bute aussitôt contre un énorme tas de fictions et de falsifications, tel un esprit scolastique qui se serait échappé des principes aristotéliciens. Je me suis donc retrouvé face au problème suivant : des milliers d’hommes écrivent des vers ; des milliers d’autres leur manifestent une grande admiration ; de grands génies s’expriment en vers ; depuis des temps immémoriaux, le poète et ses vers sont vénérés ; et face à cette montagne de gloire, j’ai la conviction que la messe poétique a lieu dans le vide le plus complet. Courage, messieurs ! Au lieu de fuir ce fait impressionnant, essayons plutôt d’en chercher les causes, comme si ce n’était qu’une affaire banale. Pourquoi est-ce que je n’aime pas la poésie pure ? Pour les mêmes raisons que je n’aime pas le sucre « pur ». Le sucre est délicieux lorsqu’on le prend dans du café, mais personne ne mangerait une assiette de sucre : ce serait trop. Et en poésie, l’excès fatigue : excès de poésie, excès de mots poétiques, excès de métaphores, excès de noblesse, excès d’épuration et de condensation qui assimilent le vers à un produit chimique. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lorsqu’un homme s’exprime avec naturel, c’est-à-dire en prose, son langage embrasse une gamme infinie d’éléments qui reflètent sa nature tout entière ; mais il y a des poètes qui cherchent à éliminer graduellement du langage humain tout élément a-poétique, qui veulent chanter au lieu de parler, qui se convertissent en bardes et en jongleurs, sacrifiant exclusivement au chant. Lorsqu’un tel travail d’épuration et d’élimination se maintient durant des siècles, la synthèse à laquelle il aboutit est si parfaite qu’il ne reste plus que quelques notes et que la monotonie envahit forcément le domaine du meilleur poète. Son style se déshumanise, sa référence n’est plus la sensibilité de l’homme du commun, mais celle d’un autre poète, une sensibilité « professionnelle » – et, entre professionnels, il se crée un langage tout aussi inaccessible que certains dialectes techniques ; et les uns grimpent sur les dos des autres, ils construisent une pyramide dont le sommet se perd dans les cieux, tandis que nous restons à ses pieds quelque peu déconcertés. Mais le plus intéressant est qu’ils se rendent tous esclaves de leur instrument, car ce genre est si rigide, si précis, si sacré, si reconnu, qu’il cesse d’être un mode d’expression ; on pourrait alors définir le poète professionnel comme un être qui ne s’exprime pas parce qu’il exprime des vers. On a beau dire que l’art est une sorte de clef, que l’art de la poésie consiste à obtenir une infinité de nuances à partir d’un petit nombre d’éléments, de tels arguments ne cachent pas un phénomène essentiel : comme n’importe quelle machine, la machine à faire des vers, au lieu de servir son maître, devient une fin en soi. Réagir contre cet état de choses apparaît plus justifié encore que dans d’autres domaines, parce que nous nous trouvons sur le terrain de l’humanisme « par excellence ». Il y a deux formes fondamentales d’humanisme diamétralement opposées : l’une que nous pourrions appeler « religieuse » et qui met l’homme à genoux devant l’oeuvre culturelle de l’humanité, et l’autre, laïque, qui tente de récupérer la souveraineté de l’homme face à ses dieux et à ses muses. On ne peut que s’insurger contre l’abus de l’une ou de l’autre. Une telle réaction serait aujourd’hui pleinement justifiée, car il faut de temps à autre stopper la production culturelle pour voir si ce que nous produisons a encore un lien quelconque avec nous. Ceux qui ont eu l’occasion de lire certains de mes textes sur l’art seront peut-être surpris par mes propos, puisque j’apparais comme un auteur moderne, difficile, complexe et peut-être même parfois ennuyeux. Mais – et que ceci soit clair – je ne dis pas qu’il faut laisser de côté la perfection déjà atteinte, mais que cet aristocratique hermétisme de l’art doit être, d’une façon ou d’une autre, condensé. Plus l’artiste est raffiné, plus il doit tenir compte des hommes qui le sont moins ; plus il est idéaliste, plus il doit être réaliste. Cet équilibre qui repose sur des condensations et des antinomies est à la base de tout bon style, mais nous ne le trouvons ni dans les poèmes ni dans la prose moderne influencée par l’esprit poétique. Des livres comme la Mort de Virgile , de Herman Broch, ou même le célèbre Ulysse , de Joyce, sont impossible à lire parce que trop « artistiques ». Tout y est parfait, profond, grandiose, élevé, mais ne retient pas notre intérêt parce que leurs auteurs ne les ont pas écrits pour nous, mais pour leur dieu de l’art. Non contente de former un style hermétique et unilatéral, la poésie pure est un monde hermétique. Ses faiblesses apparaissent d’autant plus crûment que l’on se prend à contempler le monde social des poètes. Les poètes écrivent pour les poètes. Les poètes se couvrent mutuellement d’éloges et se rendent mutuellement hommage. Les poètes saluent leur propre travail et tout ce monde ressemble beaucoup à tous les mondes spécialisés et hermétiques qui divisent la société contemporaine. Pour les joueurs d’échecs, leur jeu est un des sommets de la création humaine, ils ont leurs supérieurs et parlent de Casablanca comme les poètes parlent de Mallarmé et se rendent mutuellement tous les hommages. Mais les échecs sont un jeu et la poésie quelque chose de plus sérieux, et ce qui nous est sympathique chez les joueurs d’échecs est, chez les poètes, signe d’une mesquinerie impardonnable. La première conséquence de l’isolement social des poètes est que dans leur royaume tout est démesuré et que des créateurs médiocres atteignent des dimensions apocalyptiques ou encore que des problèmes mineurs prennent une transcendance qui fait peur. Depuis quelque temps déjà, une polémique sur la question des assonnances divise les poètes et on aurait pu croire que le sort du monde dépendrait de savoir si on pouvait faire rimer « belle » et « lettre ». Voilà ce qui arrive lorsque l’esprit de syndicat l’emporte sur l’esprit universel. La seconde conséquence est plus désagréable à dire. Le poète ne sait pas se défendre de ses ennemis. En effet, voilà que l’on retrouve sur le terrain personnel et social la même étroitesse de style que nous avons mentionnée plus haut. Le style n’est qu’une autre attitude spirituelle, devant le monde, mais il y a plusieurs mondes, et celui d’un cordonnier ou d’un militaire a bien peu de points communs avec celui d’un poète. Comme les poètes vivent entre eux et qu’entre eux ils façonnent leur style, évitant tout contact avec des milieux différents, ils sont douloureusement sans défense face à ceux qui ne partagent pas leurs crédos. Quand ils se sentent attaqués, la seule chose qu’ils savent faire est affirmer que la poésie est un don des dieux, s’indigner contre le profane ou se lamenter devant la barbarie de notre temps, ce qui, il est vrai, est assez gratuit. Le poète ne s’adresse qu’à celui qui est pénétré de poésie, c’est-à-dire qu’il ne s’adresse qu’au poète, comme un curé qui infligerait un sermon à un autre curé. Et pourtant, pour notre formation, l’ennemi est bien plus important que l’ami. Ce n’est que face à l’ennemi et à lui seul que nous pouvons vérifier pleinement notre raison d’être et il n’est que lui pour nous montrer nos points faibles et nous marquer du sceau de l’universalité. Pourquoi, alors, les poètes fuient-ils le choc libérateur ? Parce qu’ils n’ont ni les moyens, ni l’attitude, ni le style pour le défier. Et pourquoi n’en ont-ils pas les moyens ? Parce qu’ils se dérobent. Mais la difficulté personnelle et sociale la plus sérieuse que doit affronter le poète provient de ce que, se considérant comme le prêtre de la poésie, il s’adresse à ses auditeurs du haut de son autel. Or ceux qui l’écoutent ne reconnaissent pas toujours son droit à la supériorité et refusent de l’entendre d’en bas. Plus nombreuses sont les personnes qui mettent en doute la valeur des poèmes et manquent de respect au culte, plus l’attitude du poète est délicate et proche du ridicule. Mais, par ailleurs, le nombre des poètes grandit et, à tous les excès déjà cités, il faut ajouter celui du poète lui-même et celui des vers. Ces données ultra-démocratiques minent l’aristocratique et orgueilleuse conduite du monde des poètes et il n’y a rien de plus engageant que de les voir tous réunis en congrès se prendre pour une foule d’êtres exceptionnels. Un artiste qui se préoccupe réellement de la forme s’efforcerait de sortir de ce cul-de-sac, car ces problèmes apparemment personnels sont étroitement liés à l’art, et la voix du poète ne peut convaincre lorsque de tels contrastes le ridiculisent. Un artiste créateur et vital n’hésiterait pas à changer radicalement d’attitude. Et, par exemple, à s’adresser d’en bas à son public, tout comme celui qui demande la faveur d’être reconnu et accepté ou celui qui chante, mais sait qu’il ennuie les autres. Il pourrait proclamer tout haut ces antinomies et écrire des vers sans en être satisfait, en souhaitant que l’affrontement rénovateur avec les autres hommes le change et le renouvelle.Mais on ne peut tant exiger de ceux qui consacrent toute leur énergie à « épurer » leurs « rimes ». Les poètes continuent à s’accrocher fébrilement à une autorité qu’ils n’ont pas et à s’enivrer de l’illusion du pouvoir. Chimères ! Sur dix poèmes, un au moins chantera le pouvoir du verbe et la haute mission du poète, ce qui prouve que le « verbe » et la « mission » sont en danger… Et les études ou les écrits sur la poésie provoquent en nous une impression bizarre, parce que leur intelligence, leur subtilité, leur finesse, contrastent avec leur ton à la fois naïf et prétencieux. Les poètes n’ont pas encore compris que l’on ne peut parler de la poésie sur un ton poétique et c’est pourquoi leurs revues sont remplies de poétisations sur la poésie et que leurs tours de passe-passe verbaux et stériles nous horrifient. C’est à ces péchés mortels contre le style que les conduisent leur crainte de la réalité et le besoin d’affirmer à tout prix leur prestige. Il y a un aveuglement volontaire dans ce symbolisme volontaire où tombent, dès qu’il s’agit de leur art, des hommes par ailleurs fort intelligents. Bien des poètes prétendent échapper aux difficultés que nous venons d’exposer, en déclarant qu’ils n’écrivent que pour eux-mêmes, pour leur propre jouissance esthétique, quoique, dans le même temps, ils fassent l’impossible pour publier leurs oeuvres. D’autres cherchent le salut dans le marxisme et affirment que le peuple est capable d’assimiler leurs poèmes raffinés et difficiles, produits de siècles de culture. Aujourd’hui, la plupart des poètes croient fermement à la répercussion sociale de leurs vers et nous disent étonnés : « Comment pouvez-vous en douter ?… » Voyez les foules qui accourent à chaque récital de poésie ! A combien d’éditions les recueils de poèmes ont-ils droit ? Que n’a t-on pas écrit sur la poésie et sur l’admiration dont sont l’objet ceux qui conduisent les peuples sur les chemins de la beauté ? Il ne leur vient pas à l’esprit qu’il est presque impossible de retenir un vers à un récital de poésie (parce qu’il ne suffit pas d’écouter une fois un vers moderne pour le comprendre), que des milliers de livres sont achetés pour n’être jamais lus, que ceux qui écrivent sur la poésie dans des revues sont des poètes et que les peuples admirent leurs poètes parce qu’ils ont besoin de mythes. Si, dans les écoles, les cours de langue nationale tristes et conformistes n’enseignaient pas aux élèves le culte du poète et si ce culte ne survivait pas à cause de l’inertie des adultes, personne, hormis quelques amateurs, ne s’intéresserait à eux. Ils ne veulent pas voir que la prétendue admiration pour leurs vers n’est que le résultat de facteurs tels que la tradition, l’imitation, la religion ou le sport (parce qu’on assiste à un récital de poésie comme on assiste à la messe, sans rien y comprendre, faisant acte de présence, et parce que la course à la gloire des poètes nous intéresse tout autant que les courses de chevaux). Non, le procésus compliqué de la réaction des foules se réduit pour eux à : le vers enchante parce qu’il est beau. Que les poètes me pardonnent. Je ne les attaque pas pour les agacer, et c’est avec joie que je rends hommage aux valeurs personnelles de beaucoup d’entre eux ; cependant, la coupe de leurs péchés est pleine. Il faut ouvrir les fenêtres de cette maison murée et faire prendre l’air à ses habitants. Il faut secouer la gaine rigide, lourde et majestueuse qui les enveloppe. Peu importe que vous acceptiez un jugement qui vous ôte votre raison d’être… Mes paroles vont à la nouvelle génération. Le monde serait dans une situation désespérée s’il ne venait pas dans un nouveau contingent d’êtres humains neufs et sans passé qui ne doivent rien à personne, qu’une carrière, la gloire, des obligations et des responsabilités n’ont pas paralysés, des êtres enfin qui ne soient pas définis par ce qu’ils ont fait et soient donc libres de choisir. »

Witold Gombrowicz, La Havane, 1955

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A2z%C4%B1m_Hikmet

[8] https://vimeo.com/58696967

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Ma%C3%AFakovski

[10] https://www.youtube.com/watch?v=4G9CVJwWtX8

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