Lévitations aveugles.[1]
C’est à la fin des années 80 et au tournant des 90’s que l’on voit des combos Hip Hop se former autour de ce qui semble être une nouvelle tendance : des musiciens, et non simplement des machines[2], pour reproduire la musique qui colle au rap. Le génial Miles Davis en grave dans le marbre les termes avec son album posthume Doo Bop. Le marbre, le vrai, c’est une fusion de roches volcaniques et de cristaux dans les profondeurs de la terre, et qui durcit sur place. Rien à voir avec l’ersatz détritique du même nom qui sert pour la déco. Gravé dans un marbre donc, fait de cristaux musicaux.
Les Last Poets en creusèrent les racines et Gil Scott Heron fut un ancêtre commun. Pourtant le genre ne fleurit pas à l’oreille comme une fleur de Gardénia témoignant de l’amour sacré qui unit la musique et la parole. Le rap[3] n’a alors pas encore trouvé sa musique vivante.
Il faut attendre la fin des années 80 et le tournant des années 90 pour voir apparaître des groupes qui remplacent les samplers et les beats par de la musique composée et jouée par des instruments : guitares, basses, batteries, claviers…
Justice System et son Rooftop Soundcheck serait le premier album entièrement enregistrée sans recours à des samples. Les Roots sont fréquemment cités comme groupe d’origine, même si c’est leur utilisation de samples de jazz dans leurs premiers albums, qui nourrit l’amalgame, majeur ou mineur.
Le mouvement ira jusqu’à réunir les racines et les fruits (« From The Roots To The Fruits » selon la formule consacrée), faisant alors du hip hop un rejeton du jazz. Le jazz, dont le regretté Jean-Pierre Moussaron, écrivain, musicologue amateur et grand « ami » des humanités (tel qu’on utilisait ce mot, mais ici avec la philosophie en plus) écrivait : le Jazz est « une musique jeune et sauvage, bâtarde de surcroît puisque fruit de métissages hasardeux ».
Ou comme on me le répétait quand j’étais petit : « les chiens font pas des chats ». Même constat pour ces deux musiques.
Les cadences binaires du funk et de la soul vont dans un premier temps faciliter le pont. Le grand Quincy Jones, avec l’intelligence œcuménique[4] de la curiosité qu’on lui connait, va être dans les premiers à tenter le mariage du rap avec une musique « live », le jazz. Dans Back on the Block en 1990, viennent au micro, comme on va à la barre, Big daddy Kane, Ice T, Kool Moe D et Melle Mel. Rappeurs emblématique de leur génération, ils croisent le « mic »[5] avec Joe Zawinul, George Benson, Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan et Miles Davis. Comme les bonnes fées qui viennent se pencher sur le nouveau-né dans son berceau, on ne peut rêver mieux.
La fusion s’étale comme une nappe de pétrole sur l’océan. Elle épouse toutes les déclinaisons de la musique. La scansion addictive et hypnotique du Rap se colle à tous les genres, du jazz au métal. « Word Is Born[6] », et il peut sauver notre âme, quand il nous en reste une…..
A l’écoute, le morceau He Can Save Your Soul
Ce virage vers une musique non samplée pour accompagner le flow, vient avec les limites des boucles prises au funk, à la Soul et aux musiques électroniques. Guru et son projet Jazz Jazzmatazz dans les années 90 est alors un des premiers du genre à revenir vers une attitude fréquente dans la musique, les « invitations » ou featuring, mais retournement de situation, ce ne sont pas d’autres rappeurs qui sont invités, mais des musiciens. Kenny Garret, Reggie Washington, Bernard Purdie, Ronny Jordan viendront colorer les sets.
C’est encore un musicien de Jazz qui portera cette fusion à son paroxysme, et tous ceux qui en 1997 étaient dans l’arène du Théâtre Antique de Vienne[7] peuvent en témoigner. Sur la scène Brandford et son projet Buckshot Lefonque fusionnent des genres musicaux populaires sortis de la cuisse du Jazz. Soul, Funk, Pop, Rock, tout passe entre les mains de cette Thébaïde musicale.
De cette brèche ouverte, toute une musicalité nouvelle allait sortir. Un genre de plus en plus assumé, comme pour les Opus Akoben, jusqu’aux expérimentations les plus folles d’un Steve Coleman par exemple.
A l’écoute, le morceau Burning Up
« Destitués de nous-mêmes pour assouvir un système, est-ce ceci ?[8]» qui a poussé ici de jeunes grenoblois à tenter l’aventure musicale ? On ne tente pas avec elle. L’aventure pour qu’elle soit entière et complète, n’est pas un choix, et c’est sans prétention qu’elle nous prend.
Mathias Horaud, batterie et samples, Lidian Thebaud guitare et machines, Jérôme Delmas à la basse accompagnés par Deux Lyricists (Martin et Justin) aux voix et textes. Le voleur n’attendant pas le nombre des damnés, les vingt ans à peine passés, ils ont donc formé un groupe de rap dans la droite lignée développée plus haut. Ça peut impressionner alors…
Un jour peut-être, quand l’espèce humaine se sera refondue et sa culture dominante avec, comparer ne sera peut-être plus automatiquement assimilé à hiérarchiser. En attendant il vaut mieux le préciser : Miles Davis, les Roots ou Coleman, c’est une toute autre expérience. Et alors ? C’est pas parce qu’on ne voyage pas en première classe dans un train, que tous les voyageurs n’arriveront pas au même but !
« Tu me dis « prends soins de toi ». Mais merde duquel tu parles ? »[9]
La pochette de l’album, Levitation d’Egon Schiele, est choisie pour son univers, notamment pour le malaise qui se dégage de ses peinture et le coté torturé des personnages. Les textes, très bien écrits, jalonnent une errance qui sait très bien exprimer l’absurdité de sa position, entre dadaïsme et situationnisme.
« Les paradoxes nous boxent en fumant des sacs de frappes.
Tous contraint d’être « un » et tous à la fois ! Pas de bol, on n’a qu’à se fier aux ombres si on ne fixe que le sol (…..) facile de prendre un personnage pour miroir, crier, cracher, sa fatigue à vivre, y veulent voir, mais le portrait d’une chaise ne permet pas de s’y assoir…. »[10]
Pour Lidian, le CD 7 titre qui vient de sortir est l’aboutissement d’une histoire d’amis voulant mélanger le hip-hop et le jazz. A l’inverse du Cid s’ils partirent très nombreux au départ, ils se retrouvèrent cinq à l’arrivée. Plus serrées, plus rocailleux, le quintet pouvait composer, avec lui-même.
Tous originaire de Grenoble et Chambéry, la fragrance des vingt ans, le parcours de ce groupe d’amis en rappelle d’autres, et non des moindres[11]. Famille de musiciens pour certains d’entre eux, conservatoire, résidences, musiques actuelles, toutes les étapes d’un apprentissage exigeant. Les influences sont donc larges dans le Jazz puis le hip hop mais se retrouvent autour de J-Dilla et Mad Lib. Premier groupe au lycée, formation très nombreuse, exploration tous azimuts oui recadrage vers des choses plus épurées et une précision des concepts développés et un contrôle plus large englobant le mixage. Il y a déjà beaucoup moins de monde à la barre. En 2014 Jérôme, Lidian et Mathias font l’instrumental du titre éponyme de l’album Deux mesures pour s’aider de leurs potes Deux Lyricists. C’est l’acte de naissance de Cas d’Ecole.
Martin et Justin qui forment Deux Lyricists ont commencé aussi de bonne heure, au lycée à Grenoble. Débarqués à Lyon pour les études en 2010. Open mic’, scènes ouvertes, faire du rap devient une activité quotidienne. De cette effervescence va naître un premier collectif : La Mégafaune.[12]
Suit un EP, puis un album, avant de retrouver les potes de lycées de Cas d’Ecole et de faire leur mini album Cas d’Ecole X Deux Lyricists.
Il s’ouvre sur « Plusieurs Membres » dans lequel « les paradoxes nous boxent en fumant des sacs de frappes » et où chaque morceau pourrait être la musique « qui donne à la vie c’est air de salle d’attente pour l’au-delà. »
La musique délie ses arpèges suivant les tensions du texte et donne à chaque morceau une cohérence qui fait mouche, la mouche qui louche à deux voix. Une mouche qui louche à deux, voit aussi ce que les autres ne peuvent voire.
« Les cages changent de forme mais pas de fonction »[13] et « la solitude reste un luxe permis par les amis ». Les textes illustrés de musiques pourraient faire du groupe un rejeton du Spoke Orchestra. Il fait seul à douze autour d’un cendrier à kiffer seul nous disent-ils en rejoignant là une forme de poésie développée par le lyonnais Anton Serra de « La Plume et le Brise-glace ».
Des portes mentales que nous sommes beaucoup à pousser pour marcher invisibles dans les couloirs d’une maison hantée.
Concernant la façon de travailler, les textes et les instrus circulent entre eux avant les prises de sons en communs. Justin m’explique par exemple mettre l’instru très forte et rapper en boucle dessus pendant trois ou quatre heures dessus pour avoir un premier jet, toujours retouché après le lendemain ou bien plus tard. Question influences c’est avec Casey, Rosé, Booba, Virus ou la Rumeur, que le jeune homme trouve de l’inspiration.
L’ambition du projet Cas d’Ecole X Deux Lyricists est de continuer bien sûr, et par là tout inventer pour. Se structurer, se développer et le faire savoir, est bien l’évidence, mais le chemin loin d’être tout tracé.
Comme le disait un autre cas d’école, en la personne du peintre Cézanne, dans la vie « Il y a savoir-faire, et faire-savoir. Mais quand on sait faire ça finit toujours par se savoir » !
On risque fort de le revoir donc !
Pour écouter et acheter l’album, c’est sur le Bandcamp du projet que ça se passe
[1] Du nom du tableau d’Egon Schiele qui fait la pochette de l’album
[2] Principalement de sampleurs, dont les fameux MPC, et des boîtes à rythmes.
[3] Rappelons que l’on situe la naissance du genre vers le milieu des années 70. Merde ! Comme moi !
[4] Vérifiez dans le dico, je trouve que ça lui va très bien !
[5] Avé l’accent ça passe mieux…
[6] Ou comme il est écrit dans l’ancien testament source commune des religions du livre, au commencement était le verbe ! Le rap utilise souvent cet aphorisme, « Word Is Born ».
[7] Et de son fameux festival de Jazz
[8]« Oui c’est cela qu’on entrevoit en les jetant dans l’arène » Ceux qui reconnaitrons les auteurs de la formule laisse un message et ils gagneront à être connus ainsi que mon estime…
[9] In « Plusieurs membre », Cas d’écoles et Deux Lyricists.
[10] Id.
[11] L’éducation musicale semble bien plus populaire aux USA qu’en France, les croisements, les fusions, et les métissages bien plus probables du même coup.
[12] https://www.facebook.com/lamegafaune/?hc_location=ufi
[13] In Porte Mental
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Dreo Littltrouble
Maramé ^^
simon
non non sans ramer….