Vincent Roussel – « Bertrand Blier, cruelle beauté »

« C’est donc à cet endroit précis que se situe l’objet de ce livre ; l’envie de revoir les films de Blier, de les confronter à mes souvenirs de jeunesse, de jauger ce qui nous parle de notre époque dans cette œuvre et ce qu’elle dit de nous aujourd’hui. Car Blier reste un témoin indispensable de ces quarante dernières années et l’on trouve dans ses films toutes les problématiques qui les ont habitées : la libération sexuelle, les rapports hommes-femmes, le féminisme, les villes nouvelles, les années SIDA, la banlieue, la prostitution, la maladie, l’émancipation de l’individu, le rapport conflictuel au groupe… » (p. 34-35)

Bertrand Blier, cruelle beauté vient de paraître chez Marest Éditeur, dont nous saluons encore une fois la qualité et le soin apportés au design et à la mise en page – petit bonheur de lecteur, que celui d’avoir entre les mains de si beaux livres consacrés au cinéma. Dans cette monographie ultra complète et nourrie de nombreuses références critiques, Vincent Roussel[1]interroge les controverses suscitées par le cinéma de Bertrand Blier. Au regard de sa propre cinéphilie, l’auteur balaye une production cinématographique couvrant six décennies.

L’ouvrage, construit en trois temps, met l’accent sur un cinéma tout en aspérités mais dont la profonde cohérence finit par se dégager. Vincent Roussel veut réhabiliter un cinéma qu’il juge certes décalé, mais surtout habité par un sens de l’absurde et une mélancolie latente. Il analyse une filmographie loin d’être uniforme, mais toujours étonnante et servie par une palette d’acteurs incroyables, dont il fait revivre les interprétations : Miou-Miou, Jeanne Moreau, Isabelle Huppert, Jean-Pierre Marielle, Gérard Depardieu, Patrick Dewaere, Michel Blanc, Anouk Grinberg…

La première partie, « Blier et moi », retrace la rencontre intime et affective de l’essayiste avec les films du réalisateur. Vincent Roussel raconte comment ceux-ci ont contribué à façonner sa cinéphilie, sur le terreau des amitiés adolescentes et des sobriquets empruntés aux personnages des films de Blier, à un âge où l’on se cherche et où le goût des marges l’emporte souvent sur celui de la norme. Par cette entrée en matière au ton très personnel, Vincent Roussel tient le fil conducteur qui traverse l’ouvrage de part en part, et nous dirons que c’est celui de la familiarité. Familiarité avec le cinéma de Blier d’un jeune homme qui a construit sa cinéphilie sur le long terme ; familiarité avec les références critiques, lectures dont nous sentons qu’elles ont travaillé l’auteur de l’ouvrage ; familiarité, enfin, d’un cinéma qui a pénétré dans tous les foyers français par l’intermédiaire du téléviseur et dont le ton, la gouaille, sinon la grivoiserie lui ont souvent valu d’être taxé de cinéma franchouillard. Pourtant, les films de Blier nous disent quelque chose de nous, de notre culture et de notre société. Et ce que tente de mettre au jour cet ouvrage.

La deuxième partie, « une œuvre et son époque » – la plus dense -, propose une analyse fouillée de la filmographie de Blier, depuis Hitler… connais pas (1963) à Convoi exceptionnel (2018), Cette construction chronologique passe en revue une production qui s’étale sur le temps long, soit un peu plus d’un demi-siècle. Elle délimite la période féconde de Blier, puis son essoufflement dans les deux dernières décennies, malgré le regain d’intérêt suscité par Combien tu m’aimes (2005). Mais aussi, elle propose des commentaires de chaque film à l’aune de problématiques esthétiques, mais aussi de questions de société, notamment sur la manière dont sont représentés les rapports hommes-femmes, la sexualité et le désir, et surtout la dialectique entre sujet désirant et objet désiré, reprise dans la troisième partie de l’ouvrage.

En outre, cette deuxième partie permet de saisir l’évolution du cinéma du Blier. La construction par chapitres, dont chacun est presque exclusivement dédié à un film, met au jour quelques pépites confidentielles, tel l’insolite Si j’étais un espion, qui demeure encore méconnu aux côtés de succès retentissants comme Les Valseuses ou Buffet froid. L’analyse repose sur des commentaires très précis des plans et de la mise en scène (la récurrence du trio dans Les Valseuses, Beau-Père, La Femme de mon pote et Tenue de soirée), du montage (avec un commentaire sur l’effet Koulechov dans Hitler… connais pas), du dispositif d’ensemble (souvent taxé d’artificiel, si l’on se réfère notamment à Merci la vie !)de la narration cinématographique (voir le très complexe et onirique Trop belle pour toi) et même des adaptations que Blier effectue des ses propres romans (Les Valseuses, Beau-Père) ou pièce de théâtre (Les Côtelettes). Ces analyses sont étayées par de nombreuses citations tirées des dialogues, et confrontées à la réception du public et à la critique cinématographique.

À ce titre, la perspective chronologique met en lumière l’évolution d’un réalisateur à la production inégale et au succès contrasté. Il en ressort la vision d’un cinéma aux effets perturbateurs et inattendus, ne valant parfois que par sa grivoiserie outrancière, sa misogynie, voire sa vulgarité ou sa beauferie, et d’autres fois par sa mélancolie, son désenchantement mélodramatique, voire ses accents funèbres. Plus qu’il ne tente de réhabiliter à tout prix les œuvres les plus controversées de Blier, Vincent Roussel cherche à comprendre ce qui vaut adoubement (Buffet froid) ou rejet (Un, deux, trois soleil, Mon homme, Les Côtelettes) aux yeux du public ou de la critique, les deux réceptions n’étant pas forcément en phase. Le travail est abondamment documenté, il s’appuie sur des données factuelles comme le nombre d’entrées des films, une confrontation de divers points de vue critiques (ainsi du soutien de Serge Toubiana et du rejet de Thierry Jousse du réalisateur) et sur une solide bibliographie. Ces controverses sont stimulantes car elles font revivre les retentissements des films à leur sortie, et sous la plume de Vincent Roussel, la vivacité des débats et la dynamique du questionnement font vivre l’œuvre de Blier.

L’épilogue, synthèse des « thèmes et obsessions » du réalisateur, propose une vue surplombante de son œuvre. S’y dessine plus nettement le portrait d’un cinéaste lui-même fils de comédien, refusant le modèle policé de la famille bourgeoise et hanté par une image maternelle et féminine qui soutient la dimension fantasmatique de son œuvre. Dans le paysage cinématographique, Blier se place en marge de la « qualité française ». Il se démarque par un ton et un style sinon rebutants du moins singuliers, mais il est également en prise avec la laideur sociale, n’hésitant pas à peindre ce qu’elle a de plus acerbe et vulgaire. Ce dernier point est exploré notamment dans le chapitre « Hommes-femmes, mode d’emploi », où Vincent Roussel ouvre un débat avec les analyses socio-culturelles des films issues des gender studies et leur oppose approche esthétique, refusant de soumettre l’examen critique au seul angle idéologique. Il appartiendra bien entendu au lecteur de se faire son avis et de tracer sa voie dans ce questionnement. Cinéma misogyne ou cinéma misanthrope ? Pour Vincent Roussel, si le réalisateur place souvent la femme en position d’objet, allant jusqu’à la réifier aux yeux des hommes, c’est pour mieux égratigner une masculinité peu glorieuse qui se parodie elle-même et où le renversement opère en faveur du sujet féminin. Là encore, il appartiendra au lecteur de se faire un avis, l’auteur adoptant une démarche honnête, par laquelle il confronte les points de vue critiques et les assises théoriques. Mais surtout, Vincent Roussel souligne qu’une oeuvre cinématographique n’est réductible à aucune grille de lecture et que ses zones d’ombre et ses interrogations sont tout aussi importantes que les rapports qu’elle construit dans le champ de l’image. En ce sens, il invite à ne pas sous-estimer la part fantasmatique qui innerve une oeuvre ni les codes internes qui la régissent.

Quoi qu’il en soit, la question est posée d’un cinéma définitivement daté et dépassé, ou au contraire capable encore de susciter l’intérêt du spectateur. C’est peut-être ici que la notion d’ « œuvre personnelle » prend tout son sens, quand elle résonne intimement avec les « thèmes et obsessions » que l’auteur de cet ouvrage met au jour avec rigueur et passion.

Vincent Roussel, Betrand Blier, cruelle beauté, Paris, Marest Éditeur, 2020, 327 p., 19 euros.

[1]Également auteur de La Brigandine, les dessous d’une collection, Artus Films, 2017.

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