Rencontre avec Chloé Delaume

Avec « Mes bien chères sœurs », l’autrice Chloé Delaume livre un essai incisif qui place la sororité comme valeur essentielle et salvatrice de la quatrième vague féministe qui déferle sur la France suite à l’affaire Weinstein.

Après la première vague (celle des suffragettes, de l’accession au droit de vote et de la légalité juridique), la deuxième (le droit de disposer de son corps), la troisième (celle des réflexions sur le genre et la binarité), la quatrième vague du féminisme afflue sur le monde depuis quelques années. Comment définirais-tu cette quatrième vague ?

La quatrième vague du féminisme correspond à une vague 2.0 qui utilise les réseaux sociaux comme canaux principaux. Il s’agit d’une révolution contre les prédateurs sexuels et les mâles alpha qui s’incarne notamment dans la condamnation de l’impunité dont ils bénéficient. On peut prendre l’exemple récent de la Ligue du LOL, ce groupe réunissant journalistes et publicitaires parisiens dénoncé pour avoir violemment harcelé, la plupart du temps en groupes, de nombreuses femmes, homosexuels… Le harcèlement avait lieu tout à la fois sur les réseaux sociaux, mais également dans la vie réelle. C’est par la parole libérée et l’action collective sur le net que la vérité a éclaté et que leur impunité est tombée.

« La quatrième vague féministe est violette, c’est une colère de suffragettes. Majorité visible jusqu’ici silencieuse ; le sexisme ordinaire : une lutte de chaque instant. Elle utilise les technologies numériques et les réseaux sociaux comme outils et comme armes. Reprise quotidienne des informations et chiffres relatifs aux inégalités et aux violences faites aux femmes, création d’hashtags qui virent au raz de marée », Chloé Delaume, « Mes bien chères sœurs » (Éditions du Seuil).

Quand cette quatrième vague a-t-elle démarré ?

En France, le début de la quatrième vague du féminisme correspond, selon moi, à la création du Tumblr « Paye ta Shnek » en 2010, une page sociale qui restituait frontalement le harcèlement de rue et le quotidien outrageant que subissent les femmes. Mais c’est le mouvement hexagonal #balancetonporc qui suit directement #metoo et l’affaire Weinstein qui, par son ampleur considérable fin 2017, a cristallisé cette réalité d’une nouvelle vague féministe auprès du grand public français. Ce qui se passait dans le milieu du cinéma américain a immédiatement fait caisse de résonance ici.

Lors de l’émergence de la troisième vague, le mouvement venait des États-Unis. Les questions de genre telles qu’elles y étaient débattues outre-Atlantique ont pu être transposées quasiment à l’identique en France. Le mouvement #balancetonporc n’est quant à lui pas une simple transposition de #metoo mais une véritable dénonciation des comportements abuseur, harceleur et de la gaudriole, cette dernière étant une spécificité française. Certains ont été choqués de la violence qu’a pu parfois prendre le mouvement #balancetonporc sur les réseaux sociaux, mais il ne faut pas oublier que cette réponse vient d’un ras-le-bol général qui plonge ses racines dans les dizaines d’années passées à subir et à se taire. Si l’on reprend l’exemple de la Ligue du LOL, les victimes ont commencé à être harcelées en 2009. C’est grâce à la libération de la parole permise par #balancetonporc en 2017 qu’elles ont pu monter au créneau en 2019, ce qui aurait été impensable auparavant. De la même façon, si l’affaire DSK avait lieu aujourd’hui, Tristane Banon ne se prendrait pas le même torrent de haine misogyne qu’à l’époque.

En quoi cette quatrième vague se différencie-t-elle des précédentes ?

La quatrième vague est une page très importante de l’histoire du féminisme dans la mesure où elle emporte dans son sillage absolument tout le monde. Elle est en effet incarnée par des femmes qui ne sont, pour la plupart, pas militantes. C’est madame Tout-le-Monde, toutes classes d’âge, toutes classes sociales confondues. Pendant longtemps les questions féministes passaient presque essentiellement par les intellectuelles, quitte à parfois perdre la base. Avec la quatrième vague du féminisme, c’est la base qui s’exprime de façon groupée, grâce aux réseaux sociaux notamment. Tout le monde peut s’approprier le discours féministe. Y réfléchir. Discuter à plusieurs. Se réunir. Et ce n’est que le début d’un immense effet boule de neige. Dans la mesure où les avancées visent les mœurs, les résultats obtenus ont une incidence directe sur le quotidien. Celles qui ne sont pas encore convaincues par la légitimité de ce mouvement vont l’être par nécessité, c’est certain.

Chloé Delaume © Alban Orsini

La sororité occupe une place prépondérante dans ton livre. En quoi est-elle importante dans le contexte de cette quatrième vague ?

Grâce aux vagues précédentes, on a compris que le patriarcat était une mauvaise chose. Il est le fils aîné de l’Église et porte en lui un rapport problématique avec la femme, l’homosexuel… Il est colonialiste. Son rapport au pouvoir est aussi très toxique : il est le père du capitalisme… Quand on parle de luttes antiracistes, antihomophobes, antisexistes… c’est toujours le mâle alpha blanc qui peut être identifié comme la source du problème. Il est le facteur commun de toutes les luttes.

« C’est l’histoire d’une espèce qui se regarde dans le miroir sans admettre que son visage est celui de Donald Trump », Chloé Delaume, « Mes bien chères sœurs » (Éditions du Seuil).

L’un des problèmes des femmes en général et des féministes en particulier, c’est le rapport à la rivalité. C’est ce dernier qui maintient, entre autres, le plafond de verre. Il a en effet été montré que les femmes qui accèdent aux postes à hautes responsabilités se comportent bien souvent comme des hommes en privilégiant, par exemple, le recrutement discriminatoire des hommes au détriment de celui des femmes. Ce faisant, elles développent un syndrome dit « de la Schtroumpfette », se satisfaisant d’être les seules femmes parmi des hommes importants et de posséder un statut qui ne serait uniquement défini que par cela. En acceptant de rester la « fille de service », elles n’évoluent pas, ne développent plus d’autres compétences… Pire, elles peuvent se sentir en danger si une autre femme pénètre le cercle fragile auquel elles ont enfin eu accès.

 « Quelques chignons frissonnent, bien des nuques se raidissent. La femme forte l’est devenue en se débrouillant seule. La solidarité dégraderait la valeur de tout ce qu’elle a acquis, la parité, sa place de Schtroumpfette de l’étage, participer reviendrait à payer l’impôt sur la fortune : même celles qui sont de gauche trouvent que c’est abusé. Le rapport entre femmes, par la quatrième vague, la sentir évoluer. La mamatronne aussi se dévoile faite d’un bois totalement vermoulu », Chloé Delaume, « Mes bien chères sœurs » (Éditions du Seuil).

Il est important de contrer ces comportements en instituant la sororité comme principe actif de la quatrième vague féministe. Pour combattre les inégalités hommes-femmes, il faut déjà s’occuper de déconstruire les inégalités entre les femmes elles-mêmes. La sororité permet un rapport qui n’est jamais pyramidal, mais horizontal voire circulaire. Ce faisant, elle abolit toutes les relations délétères et empêche d’établir un matriarcat en lieu et place du patriarcat. On se protège ainsi de tous les mécanismes toxiques inhérents à la verticalité.

« La sororité permet de créer un nous hors de toute hiérarchisation individuelle des urgences personnelles et combats collectifs, en constance : état de sœur », Chloé Delaume, « Mes bien chères sœurs » (Éditions du Seuil).

Nous partageons toutes, en tant que femme, le fait d’être perçues et traitées comme telles. C’est avec cette idée empruntée à Julia Serano que j’ouvre le livre pour bien insister sur le fait que toutes les femmes possèdent en elles ce langage commun qui fait de la sororité une évidence ainsi qu’une arme politique. Il y a urgence : la brèche est là, et il faut s’y engouffrer en masse, quitte à ce que cela nous coûte quotidiennement.

« La seule chose que toutes les femmes partagent, c’est le fait d’être perçues en tant que femmes et d’être traitées comme telles », Julia Serano, Manifeste d’une femme trans et autres textes.

Chloé Delaume © Alban Orsini

Comment cette sororité est-elle perceptible dans notre société ?

J’ai l’impression que la sororité est très active chez la jeune génération. Elle est visible lors des manifestations dans lesquelles les femmes s’impliquent désormais en bandes. La sororité est aussi visible dans le fait qu’elles me semblent plus agir en groupe. Elles sont solidaires, ne se laissent plus marcher sur les pieds, tant dans le milieu personnel que professionnel. Elles se regroupent. Les générations à venir seront éduquées différemment, c’est certain, et la sororité aura sans doute une place plus importante dans leur vie.

Faut-il appréhender la fin de la quatrième vague sous la forme d’un retour de bâton masculiniste ?

Dans la mesure où la troisième vague n’est pas encore finie, je pense que le mouvement n’est pas prêt de s’arrêter. Troisième et quatrième vague se rejoignent : Madame Michu vient de s’allier avec les lectrices de Judith Butler [autrice de Trouble dans le genre, 1990] et rien ne peut les arrêter ! Le Mariage pour tous a de plus révolutionné les mœurs et de nouveaux modèles de famille s’apprêtent à émerger, égratignant au passage le patriarcat. Dans la mesure où papa et maman sont moins forts, tout reste désormais à inventer. À partir de ce moment-là, le sexisme tel qu’on le connait va devoir s’adapter. Mais il va être difficile pour lui de s’imposer car nous serons encore là, solidaires.

Le mouvement féministe s’empare des mots : l’Académie française vient d’adopter la féminisation des noms de métiers et fonctions, on réfléchit à l’apparition d’un neutre dans la langue française, l’écriture inclusive prend de plus en plus de place dans les publications officielles… Cette révolution du langage est-elle anecdotique comme le pensent certains ou bien au contraire prépondérante ?

Nicolas Beauzée, le grammairien qui a imposé au XVIIIe siècle le masculin au détriment du féminin, a fait beaucoup de tort. Être élevé dans un pays dans lequel le masculin l’emporte sur le féminin est toxique dès lors que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. La langue n’est pas anodine : elle est structurante de la pensée et son influence est inévitable. Le fait que le mot « sororité » ait longtemps été oublié est l’exemple parfait de ces problématiques d’invisibilisation. C’est très important de féminiser la langue, d’en faire bouger les règles et pourquoi pas d’en créer une autre. Je suis à ce titre partisane de la création du neutre iel(s). Cela fait vingt ans que j’écris et que je me définis comme auteure ou autrice, même si cela a pu faire grincer quelques dents. Beaucoup ne veulent pas qu’on touche à quelque chose qui est en faveur des hommes. C’est une fois de plus un rapport de conservateurs à progressistes…

Comment poursuivre le combat ?

Rien n’est malheureusement gagné, comme le prouve le nombre annuel d’uxoricides [meurtre d’une femme par son conjoint] qui ne cesse d’augmenter. Il faut donc rester vigilant et s’assurer que les valeurs féministes rentrent bien dans les mœurs. Comment ? En ne laissant rien passer et en balançant les porcs. Dans le livre, je conseille à tout le monde de dire « badaboum » lorsqu’il entend des propos sexistes. L’idée est de rappeler à l’ordre les fautifs. Il ne faut pas oublier, et cela a été prouvé par les sociologues, que toutes les violences faites aux femmes sont intriquées. Un violeur est quelqu’un qui bien souvent a eu et tenu des propos sexistes avant de passer à l’acte. Si on peut faire en sorte que la chaîne ne se mette pas en place, il ne faut pas hésiter une seule seconde. Il reste encore de nombreuses choses qui n’ont pas encore été essayées ou que l’on n’a pas encore imaginées. Avec la libération de la parole, on peut tout s’autoriser. Il ne faut pas sous-estimer l’inventivité des femmes…

Quelle est la place des hommes dans ce mouvement ?

Les alliés masculins ont une grande place dans ce combat, même s’il est important qu’ils comprennent que la non-mixité est parfois essentielle pour avancer. Les hommes doivent faire le même boulot que nous au quotidien, en dénonçant les travers sexistes comme nous le faisons. « Laisse la dame tranquille », « hey gars, tu exagères, là », « badaboum »…  Dans certaines circonstances particulières, les alliés peuvent même s’avérer plus efficaces que les féministes : les virilistes n’écoutant pas les femmes, ils pourraient être plus attentifs à la parole d’un homme. De la même façon que les femmes hétéros ont pu être solidaires de la cause homosexuelle lors du Mariage pour tous, les hommes hétérosexuels peuvent également se mobiliser aux côtés des femmes. Personne n’est mis de côté, c’est ça aussi la grande force de cette quatrième vague.

Quels auteurs conseillerais-tu pour poursuivre la réflexion ?

Il faut lire tout Ovidie, Despentes (Les Chiennes savantes, Baise-moi et King Kong Theorie notamment), Violette Leduc, Nelly Arcan... Il faut également lire Le Guide pratique du féminisme divinatoire de Camille Ducelier qui est un ouvrage très drôle.

Qu’aurais-tu envie d’ajouter que tu n’as pas eu l’occasion de dire durant une interview ?

Moi qui n’ai pas eu d’enfant et qui n’en veux pas, je suis pour que toutes les femmes qui souhaitent en avoir puissent le faire. Je suis pour la liberté totale de procréer. Pouvoir permettre de nouvelles formes de familles est un combat politique à mener. Ce sont elles, entre autres, qui permettront de dynamiter le patriarcat.

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A propos de Alban Orsini

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