Olivia Rosenthal – «Mécanismes de survie en milieu hostile»

  ma mort ma sœur

(Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, éd. Verticales)
Mécanismes de survie en milieu hostile est présenté comme un manuel de survie. Un livre qui permet de continuer de vivre, oui, avec et malgré l’insoutenable vie que nous laisse la mort d’un proche.
Dans ce livre profondément nocturne, Olivia Rosenthal renoue avec le dispositif binaire utilisé dans Que font les rennes après Noël ? Un rythme à deux temps, alternant l’écriture poétique ou l’évocation lyrique et le documentaire, qu’il soit de l’ordre du témoignage ou du reportage scientifique. Suivant cette double trame, Mécanismes de survie en milieu hostile traite de la mort. La mort est exhibée, désacralisée – éludée et enfin affrontée pour survivre à ce qui demeure incompréhensible.
La nuit du chasseur
La narration s’ouvre dans des décors qui sembleraient post-apocalyptiques, abandonnés, dans un monde abstrait et angoissant. L’écriture est viscérale : une ombre fugitive, traquée, nous parle. A mesure que l’on avance, l’ombre devient petite fille et nous entraîne dans des jeux d’enfants, simulacres initiatiques de la mort. On revit l’expérience originelle de l’abandon et de la peur des premières parties de cache-cache.
« Je veux quitter le chasseur. Je suis attachée à lui par le jeu du cache-cache, l’affection, la haine naissante, la suggestion, la terreur et le manque. Il m’agrandit, il me ramifie, il me prolonge, il me complète. Je n’ai pas encore trouvé comment m’y prendre pour être indépendante. Je suis habitée. Je suis traversée. Je suis hantée. Je suis plusieurs. Je veux maintenant reprendre ma place. Me séparer du chasseur, rompre notre proximité, me tenir à distance de lui. On ne peut pas être deux. Ça nous freine. Lui et moi. Ça nous empêche de vivre. Ça nous retient. Bien que rester dans son ombre m’évite la traque, je sens aussi que je dois retourner dans mon corps, le réinvestir, l’habiter. Et mon corps est celui du traqué. »
Puis la petite fille devient une adolescente qui tente d’oblitérer – de désapprendre à jamais le suicide de sa sœur. Il s’agit probablement de cette figure de sœur suicidée qui s’esquissait dans le sublime et émouvant Ils ne sont pour rien dans mes larmes. L’héroïne,  telle Sisyphe, doit affronter éternellement et dans la plus grande solitude le départ précipité des parents, partis constater la mort de sa grande sœur.
« Je me suis réfugiée dans la pièce aveugle pour éviter d’entendre ce qu’on avait à me dire, pour fuir la mauvaise nouvelle qu’on avait à m’annoncer. Je n’ai pas reçu la nouvelle. Je l’ai refusée. J’ai annulé les faits, je les ai empêchés de s’introduire. J’ai rigidifié, j’ai durci tout le réel, je l’ai refroidi. »
Comment survivre à une double trahison ? Celle de la sœur, déjà partie vivre seule, puis partie seule vers la mort volontaire, et ensuite celle des parents, partis sans elle, la laissant seule dans l’espace de la maison où ils vécurent à quatre ?
« La maison rétrécit à mesure que je la scrute. A la fin, je crains d’en être la prisonnière. »
Dans Mécanismes de survie en milieu hostile, on revisite de manière plus ou moins imagée les névroses d’abandon, la culpabilité et l’impuissance – ce qu’il reste aux vivants après un suicide. C’est cette rage inexprimable qui donnera à la petite fille, à la femme, le pouvoir de s’affirmer. Sa tentative de vie passe par la négation, puis la compréhension de la mort. Le deuil est un apprentissage.
L’acte de voir de ses propres yeux
Dans Mécanismes de survie en milieu hostile, on va s’attaquer au tabou ultime, au grand secret de la mort. Comment accepter, comprendre ou simplement voir la mort comme phénomène dans un monde constitué de réseaux psychiques, de ressouvenirs, d’allusions, de fragments, de peurs et de traumas ?
« J’ai imaginé un monde dans lequel tout ce qui est gardé secret serait exposé devant moi et à découvert. J’ai imaginé ce qui se passerait si je devais avoir ces choses-là, mots enfouis ou retenus, aveux reproches, promesses, mauvais souvenirs, cauchemars, déchets, rebuts, fantômes, avatars, doubles et démons, si je devais les avoir à l’esprit et à l’œil, si ma conscience était en permanence habitée par ces restes.  »
L’autopsie c’est, étymologiquement, le fait de voir de ses propres yeux. Comprendre la mort c’est l’affronter comme un phénomène biologique inévitable et quotidien. Pour la petite fille de notre livre, l’appréhension psychique et émotionnelle de la mort passe par l’approche documentaire d’expériences de mort imminente et par les témoignages de thanatologues de toutes sortes. Ces limites entre la vie et la mort, entre l’organique et le spirituel, elle va les arpenter pour mieux survivre, en vie. Olivia Rosenthal livre, dans un langage à la sécheresse technique, de détails qu’on finit par ressentir comme une cruauté envers nous, lecteurs.
Le but c’est de comprendre enfin que la vie et la mort sont inextricablement liées. L’auteure le fait en regroupant d’un geste déchirant les thanatologues (corps médical, urgentistes) mais aussi les patients, les presque-morts, les ex-mourants – en faisant appel à des témoignages sur l’EMI, expérience de mort imminente survenue après une mort clinique ou un coma avancé. Par ailleurs, d’autres textes au contenu impressionnant montrent les étapes de la dégradation organique du corps humain, l’écosystème impliqué dans ce processus. La science viendra nourrir et peut-être banaliser, dissoudre enfin la manière d’appréhender le suicide de la sœur : sa mort violente, son absence, l’inéluctable sentiment d’abandon que tout cela laisse derrière. Son néant de morte. Notre devenir de vivants.
La mort est une représentation limite : on préfère exclure la vision de l’inéluctable transformation de la matière. Le cadavre est banni des représentations, puisqu’il subvertit l’illusion de durée, de jeunesse et d’ordre. Le fonctionnement d’une société technologique et aseptisée comme la nôtre exige l’occultation de vrais corps inanimés, sauf dans le contexte des images à sensation. Comprendre le mystère de la mort est donc un acte de voyeurisme : partagés entre l’attraction et la répulsion, regarder un corps sans vie nous ramène à notre propre existence biologique et convulsive.
Ce à quoi Olivia Rosenthal nous confronte, dans la trame documentaire n’est pas sans rappeler Stan Brakhage, qui dans son The Act of Seeing with One’s Eyes (1972) donnait à la caméra la possibilité de briser l’inviolabilité iconographique du corps.
« Cette explication ne dit rien des raisons pour lesquelles ce corps s’est trouvé là, dans ce paysage désert et vaguement hostile. Mais elle offre l’avantage de rappeler que tout cadavre est un élément et un instrument de la nature, une nourriture, une aubaine, un accélérateur de vies minuscules. Il faut donc revenir aux faits, aux chiffres, à l’appréhension directe des corps souffrants, agonisants, défunts, il faut consentir au dégoût, regarder les morts au lieu de les imaginer, il ne faut plus fuir. »
Images sans temps, sans durée : le mystère demeure encore plus fascinant, puisqu’à force de se frotter à la mort on finit par ne plus cerner la frontière avec la vie.
Au-delà du sentiment de la perte, la mort est présentée comme phénomène qu’on apprend chaque jour. Olivia Rosenthal nous rappelle notre fragilité et notre force aussi, cette inévitable force de vivre encore, de continuer chaque jour le miracle d’être en vie.
Son écriture est celle de l’asphyxie, de l’angoisse, mais aussi celle de l’espoir, du retour fatal à la vie.
Soljenitsyne disait que l’immortalité n’existe pas : la mort ne devrait pas alors être un mal. Il faut juste savoir survivre :
« C’est inévitable ».

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