J. G. Ballard – « Sauvagerie » (Editions Tristram)

Les très recommandables éditions Tristram ont réédité début mai Sauvagerie, un époustouflant court roman de J. G. Ballard, qui avait déjà été remis en lumière par la maison en 2008 dans une nouvelle traduction de Robert Louit. Running wild, écrit initialement en 1988, offert aux lecteurs français en 1990 d’abord sous le titre Le Massacre de Pangbourne, est toujours, trente-cinq ans après sa sortie, d’une acuité des plus perturbantes quant au devenir de nos sociétés occidentales de plus en plus obsédées par le tout sécuritaire et la surprotection des individus.

Ce texte d’anticipation de Ballard, écrit en plein thatchérisme, prend pour point de départ un fait divers sordide qui s’inspire du massacre – bien réel celui-là – du 19 août 1987, dans le Berkshire, où seize personnes ont été assassinées par Michael Robert Ryan, un ouvrier au chômage.

L’histoire prend place au cœur de la banlieue londonienne, dans un futur qui pourrait bien être notre quotidien de demain, en pleine zone résidentielle ultra sécurisée et où des caméras de télésurveillance truffent chaque recoin de ce paradis sous cloche. Là, tout est calculé pour que le bien-être de chacun ne soit jamais terni par la moindre inquiétude, la moindre contrariété, la moindre menace venue de l’extérieur.

Sécurisées par leurs hauts murs et leurs caméras de surveillance, ces résidences constituent en fait une chaîne de communautés fermées dont le système nerveux, suivant la M4, mène aux bureaux et cabinets de consultation, restaurants et cliniques privées de Londres. Elles demeurent complètement séparées des communautés locales, à l’exception d’une sous-classe réduite, mais soigneusement sélectionnée, de chauffeurs, de femmes de ménage, chargée de maintenir les propriétés en parfait état. Leurs enfants restent entre eux dans de coûteuses écoles privées ou dans des clubs de sport luxueusement équipés construits dans les enceintes résidentielles.

Cette espèce d’Eden absolu et par ailleurs complètement tyrannique où des parents (un peu trop) compréhensifs partagent tout avec des progénitures qu’ils chérissent au plus haut point, se transforme en parc du cauchemar : un matin, les 32 adultes de la résidence sont retrouvés sauvagement assassinés et tous les enfants ont disparu. Malgré les efforts déployés par la police, aucun indice ne permet de retrouver la trace des meurtriers et des kidnappeurs. Le carnage qui s’est déroulé en l’espace d’une vingtaine de minutes semble être l’œuvre de professionnels ayant soigneusement calculé leur coup. Saccagé méthodiquement avant la tuerie, le système de vidéosurveillance de ce cocon modèle n’aura pas pu éviter la tragédie.

La police se trouve démunie face à une affaire qui défie l’entendement. L’appui de Richard Greville, un consultant psychiatre est alors sollicité. Cet homme froid, à travers le journal duquel nous est relatée l’avancée de l’enquête, va fouiller par le menu et avec un recul presque inquiétant, les arcanes de ce microcosme aseptisé avec l’aide de Payne, un officier complètement blasé. L’engrenage de la reconstitution méthodique des événements ayant conduit à l’issue fatale est en marche. Greville est décidé à lire la tragédie sous un angle inédit. Résolu à trouver la réponse à cette dernière à l’intérieur même de Pangbourne, il travaille à faire émerger l’inconscient de cette entité résidentielle vivant repliée sur elle-même dans une autarcie quasi-totale, en disséquant et analysant les moindres détails enregistrés sur les bandes vidéo avant le massacre. Des théories ahurissantes voient le jour et se transforment, au fil du récit, en certitudes des plus implacables.

La construction resserrée du récit livré par Ballard, l’économie dans l’écriture, illustrent magistralement à la fois la précision clinique des analyses de Greville et le détachement des meurtriers dans l’acte de barbarie perpétré. Le lecteur n’a alors pas d’autre choix que de maintenir sans relâche ses sens en alerte. Point de descriptions superflues lui permettant de s’évader de l’infernal puzzle qui s’agence sous ses yeux, aucune possibilité de laisser retomber quelques instants une pression qui se fait de plus en plus tangible alors que la découverte de la vérité se profile. Il reçoit sans échappatoire possible, tout comme les enquêteurs, les conclusions de l’investigation qui sont des plus terribles.

Cette lecture coup de poing pose une vraie interrogation sur l’identité d’une société sous contrôle qui ne se façonne que sur la paranoïa et sur la peur d’un Autre, potentiellement dangereux. Cet Autre, forcément différent, qui est pourtant nécessaire pour se construire en tant que personne. Chez Ballard, la présence d’un regard désincarné, omniprésent et a priori bienveillant, puisqu’il promet un bonheur maîtrisé, émousse et stéréotype tous les sentiments, fait se comporter les êtres comme de dociles mécaniques humaines, incapables de se projeter dans un ailleurs aussi bien physique que psychique, et les cloître dans une catatonie généralisée qui effraie.

Même si les dérives d’un tel système ont déjà été illustrées par ailleurs dans des romans classiques comme 1984 de George Orwell ou bien Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, Sauvagerie tient une place de choix aux côtés de ces monuments de la littérature d’anticipation. De façon plus large, ce texte dresse un constat d’échec des plus pessimistes sur l’émergence d’états policiers préoccupés par le risque zéro et qui, sous le prétexte mettre les individus hors de danger, ne laissent à ces derniers que la possibilité de retranchements extrêmes pour se faire entendre : « Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté » dit Greville…

J. G. Ballard, Sauvagerie éditions Tristram, Collection Souple Deluxe (réédition mai 2023)

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