C’est l’histoire d’une astronaute perdue, qui sculpte dans la poussière des mini Sagrada familia. C’est l’histoire d’une femme renarde au cœur de la Chine, qui perdra peu à peu ses pouvoirs. Mais c’est aussi l’histoire de la Singularité, de ceux qui sont partis ou ceux qui restent, malgré tout, non encodés en bits d’éternité. C’est l’histoire d’incompréhension et d’humour, où un code mal traduit de comptabilité devient une épopée et une nouvelle religion. Une histoire de zeppelin transpacifique, où s’aiment deux êtres ou une histoire où des organisations manipulent des bitcoins pour influencer l’empathie mondiale. L’histoire d’un langage ancien qui deviendra une arme, d’une transaction gouvernée par des IA, d’un objet tranversant les siècles ou de chimères sexuelles, d’un tunnel sous le pacifique et de tout ce qu’il recouvre et d’une mère qui, condamnée, ne peut se résoudre à ne pas voir sa fille grandir.

C’est l’histoire…Ce sont des histoires, vingt-cinq au total, pour la plupart inédites, qui composent ce Jardins de poussière, second recueil (après La ménagerie de papier, dont la seule nouvelle éponyme a recueilli, fait inédit, le prix Hugo, Nebula et World Fantasy) de Ken Liu, jeune prodige de la littérature qui, après avoir fait exploser la SF chinoise aux yeux du monde, perpétue dans son travail littéraire une dynamique régénération des formes, sautant de la fantasy à la SF, puisant dans les contes et légendes asiatiques ou dans l’hyper-modernité.

Aux commandes de cet imposant (544 pages, toutes inoubliables, avouons-le dès à présent) ouvrage ? Les impeccables Le Bélial’, et la team 42, Ellen Herzfeld et Dominique Martel (déjà à l’œuvre sur La ménagerie de papier, et appuyés par la traduction impeccable et limpide de Pierre-Paul Durastanti), dont on ne peut que saluer, célebrer et souligner le travail éditorial.

Car ce qui marque à la lecture de ce « recueil », c’est à quel point la structure globale, loin de n’être qu’un recensement habile et de goût  de textes divers, agencés par affinités ou rebond(ce qui serait déjà un bel horizon), fait ressortir une profonde et véritable « architecture » dont l’épine dorsale, exposant tout autant les thèmes chers à l’auteur qu’elle tisse une toile dynamique, emporte le lecteur d’une nouvelle à l’autre, nourrissant sa réflexion puis la plaçant en regard, le déchirant dans l’intime puis le prenant par la main vers une touche d’humour ou d’universel. Il faut alors aborder l’ouvrage dans son ensemble, non comme un corpus mais comme une odyssée, la nôtre qui sait ?

Car partout, tout le temps (et l’expression n’est pas neutre, nous le verrons), le recueil ne tourne que d’une seule chose : l’Histoire.

  • Mémoires du futur

L’histoire d’une transmission, tout d’abord, au long de la première partie de l’opus, tiraillée sans parvenir à la résoudre l’équation entre passé et futur : nos traditions et nos espoirs, nos cultures (Chine et Etats-Unis) et nos peurs (le transhumanisme, la post-singularité), séparant le monde entre le magique et la science, le passé des rites et le futur des technologies (la femme renarde qui perd ses pouvoirs en mutant dans « Bonne chasse », les engueulades amoureuses des conducteurs de zeppelins dans « Long courrier », la perversion des sciences dans « « Nul ne possède les cieux »). L’histoire de la transmission intime aussi et des souvenirs comme dans le déchirant « Souvenirs de ma mère » où une mère, atteinte d’un cancer incurable, joue des distorsions spatiales pour continuer à voir sa fille grandir.

Ecrite par un déraciné, un voyageur ermite à même d’observer sans doute mieux que quiconque ce qui se joue, étranger toujours, cette traversée bouillonne d’une double tentation, à la fois universaliste (l’Homme, ses contes, ses traditions, sa science qui le transforme, les incompréhensions entre la Chine et les Etats-Unis, la transformation d’un Axe du monde,) et terriblement intime (la perte d’êtres chers, les rites transmis comme tout ce que le futur pourrait gommer, ce qui transforme nos coeurs).

Dire. Transmettre. Sans parvenir à résoudre.

C’est l’histoire alors du langage qui se joue, ce qu’il permet comme ce qu’il masque, ce que l’on transforme ou que l’on oublie (« Jours fantômes », nouvelle hantée qui saute de 1903 à 1989 à 2313 autour d’un unique objet qui perd peu à peu de son sens), que l’on cache (l’horreur derrière la « Breve histoire du tunnel transpacifique »), dont les ricochets ondulent et se confrontent comme dans l’humour de « Fardeau », qui voit un texte ancien quasi biblique recouvrer en fait…le code des impots d’un monde perdu, ou celui de la trahison, lorsque le langage ancestral de « Nœuds » (un système ancien complexe où une série de nœud sur une corde devient message), en se liant à l’ADN, aboutira à la destruction.

« Ona songea aux enfants, terrifiés, égarés face à ce monde en feu. Elle songea aux amants, entre regret et régignation, tandis que leurs mondes intérieur et extérieur se heurtaient pour s’annihiler. Elle songea au peuple qui avait tout donné afin de laisser une trace de son passage, quelques signes de son existence au sein de l’univers. » (Jours Fantômes, p. 295)

Jardins de poussière résonne douloureusement avec cette phrase, nichée dans l’angle d’une nouvelle fantomatique :

« Les parents craignent que leurs enfants les oublient, ne les comprennent plus ».

  • Vers l’infini et au-delà ?

Cette volonté de dire, transmettre, confronter, loin de l’oubli fait de l’ouvrage une arche tendue entre le Passé et le Futur, entre l’archaisme et la tentation scientiste, inquiète autant que croyant avec une foi forcenée tout à la fois à l’idée de cycles (tout ce qui y meurt revit, qu’importe qu’il s’agisse du souvenir ou de l’univers tout entier) et à la force de l’Amour.

Ce tiraillement, loin d’être résolu, est le moteur qui ouvre la possibilité de la seconde partie du recueil, plus prospective (et par là-même, un peu plus froide mais non moins brillante et évitant toute forme de ‘leçon’), qui brasse les thèmes de notre Présent et celui d’après : bitcoin et empathie (« Empathie byzantine »), micro-organismes mutants (« Ce qu’on attend d’un organisateur de mariages »), chimères mi-hommes-mi-animaux (« Animaux exotiques »), assistants personnels (« Dolly, la poupée jolie » et « Moments privilégiés ») ou encore censure et lissage des identités (« Vrais visages »).

Le temps, alors, celui du recit comme celui du Monde, s’accélère, et s’ouvre à l’espace infini.

Comment construire un futur qui ne soit pas celui de la destruction ? Comment se nouer dans le changement sans y perdre son identité ?

  • Da coda.

C’est alors l’histoire émouvante d’un recueil tout entier tendu vers son achèvement, qui est aussi celui des temps : dans un dernier clignotement, des vaisseaux-nefs dérivent et se rencontrent une dernier fois, autour du dernier feu de l’Univers, pour un dernier conte (« Printemps cosmique »).

« Mais le besoin de transmettre un fragment de soi fait partie de la vie, évoluée ou non.
Certains chantent des chansons sur des nageoires géantes qui fendaient les mers de méthane, faites de merveilleux joyaux, tétraèdes parfaits au parfum impossible. Certains évoquent des espèces en silicium, êtres sages, fiables, qui mettaient un millions d’années à former une idée. Certains rejouent les existences coquettes et frivoles de créatures d’information pure qui vivaient l’existence de milliers de générations en l’espace d’une seconde. Certains récitent des poèmes écrits par des ailes sensibles qui frôlaient la surface de leur étoile et plongeaient dans la zone de convection pour capturer des vers photoniques.
C’est ce que les humains, il me semble, appelleraient un spectacle de variétés : un gala pour passer le temps par une sombre nuit d’hiver. » (Printemps cosmique, p. 517)

Et quand se ferme cette épopée de mots, on repense à cette toute petite nouvelle bouleversante qui ouvre le recueil. Perdue dans une planète sans espoir, une navigatrice s’amuse, alors qu’elle doit nettoyer les panneaux solaires du vaisseaux, à créer avec les petits grains cosmiques des châteaux et des royaumes. L’ordinateur, n’y comprenant rien, détecte avec stupéfaction qu’en ces points très précis des ailes, la lumière se concentre.

Tant qu’il y aura des conteurs, il y aura l’Humain. Ainsi en va-t-il des sculptures de Ken Liu, amas de poussières érigés contre le temps et l’oubli et qui, comme les ailes éphémères de papillons ou de l’Homme et de ses structures, captent la lumière et reflètent les étoiles en retour. Humains, tellement humains, grâce aux histoires : pour hier comme pour demain.

Brillant, de bout en bout.

Editions Bélial, 544 pages, 24.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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