1. Sam est aux anges : le gouvernement vient de leur attribuer, à lui et à sa très puissante femme Eleanor, un bébé.
    Dans un monde où la décroissance de population est devenue nécessité pour cause de rajeunissement et manipulation du génome perpétuelle (Sam a aujourd’hui 147 ans), et alors qu’il s’apprête à lancer la procédure de codage, cette nouvelle emplit son cœur de joie. Et de doutes aussi : pourquoi ? Pourquoi lui ? Y’a-t-il eu possiblement un bug ? Comment en est-on arrivé là ?

C’est ce que raconte le foisonnant et abrupt roman de David Marusek, qui vient rejoindre la stimulante collection de novellas Heure-Lumière du Belial, et dont le titre bizarrement traduit, L’enfance attribuée, cache bien mal tous les potentiels que porte son original : We were out of Our Minds with Joy.

  • Esprit, es-tu IA ?

Car d’esprit, d’Esprits, humains ou non, il sera bien plutôt question dans cette drôle de rencontre à la limite de la dystopie : une histoire d’amour étrange et ambigue, dans un monde à jeunesse éternelle (pour qui peut se payer des botox de cellule), où les soirées se font parfois par hologrammes (sans corps), et dont les êtres humains confient l’ensemble de leur savoir et identités à des assistants personnels (non, tais-toi, Siri) aux firewalls soi-disant inviolables.

Un monde où sourd une menace invisible, la Peste, des milliards de bactéries, miasmes et virus mal définis repoussés aux frontières du monde, dont d’étranges sangsues très cronenbergiennes viennent nettoyer les résidus. Mais que chacun se méfie : la Milice, implacable pouvoir, veille. Et si infection il y a, le malade sera tout bonnement éliminé, ou déclassé au rang de pestiféré.

We Were out of Our Minds with Joy raconte ce bonheur sous vide, et la rencontre, amoureuse ou téléguidée, clinique, de deux êtres et de deux IA, dans un monde de bonheur technologique au bord du précipice bactérien.

  • Bienvenue dans l’ère glaciale du contrôle.

Dans les grands récits de SF, l’intrigue permet régulièrement, à travers le parcours du héros et la structure narrative, le déploiement progressif d’un monde qui, s’il se révèle incomplet, permet au lecteur d’imaginer tout à la fois sa structure et les grandes règles qui le gouverne.

Sans trop en dévoiler ici (et, nous allons le voir, cela serait pari perdu), c’est peu dire que le pari de Marusek, malpoli, est tout autre : plongée in media res, sans aucune explication que le fil de cette rencontre, dans le grand bain froid.

IA, protopersonnalités, Milice, Tri-D, miasmes et virus, holographes, jenny et homéostats moléculaires : si Sam n’est pas le sujet, bringuebalé sans cesse dans cette paranoïa d’être le rouage d’un pouvoir invisible et trop présent (Qui est vraiment Eleanor ? Quels sont ces liens avec la Milice ? Pourquoi ses disparitions et ce piratage de l’assistant ?), alors le lecteur n’en sera pas le destinataire, et la lecture même est l’expérience d’une domination et d’un écrasement, étouffé de vocables, de règles, d’imprécisions, d’indécision.

Débrouille-toi et ne cherche pas à trop en comprendre, de toute façon « nous » ne t’expliquerons rien : à la manière du questionnement intime de son héros, le lecteur, bousculé, tâtonne, imagine, saisit des éclats et dispositifs qu’on lui présente comme acquis. Les phrases se suivent, les mots s’enchainent, et on se raccroche tant bien que mal aux d’improbables bribes d’un monde futur trop grand, qui avance, implacable.

  • Des fantômes et des IA : l’individu sans corps et la société du contrôle.

Ce n’est sans doute alors pas innocent que le Bélial choisisse pour la première fois de trahir sa règle en rééditant un texte (l’original étant paru chez eux en 1999), près de 20 ans plus tard : coucou à vous, smartphones, Facebook, GAFA et Amazon Echo, naissance génétiquement modifiée en Chine, Silicon Valley et reconnaissance Faciale. Salut à toi, frontières physiques et internet surveillé, guerre bactériologique et note sociale.

Par sa densité, sa variété de thèmes, de l’hyper connexion à la prise progressive de pouvoir des IA sur nos vies, la manipulation du génome aux guerres bactériologiques, par son rêve impossible d’un monde où rien ne dépasse hors du rêve de la Singularité et du contrôle, L’enfance attribuée, au-delà ou à cause de son expérience de lecture ardue, incomplète et déconcertante, raconte sans doute encore plus aujourd’hui la perte et le monde tel qu’il va, le monde tel qu’il vient.

Froideur : dans cette société de contrôle, même la joie semble obéir à d’improbables règles, jeux de chat et souris, vérification d’IA et surveillance. Le pouvoir et les dominés, dans l’être social comme l’être intime : les frontières, déjà brouillées, servent ceux qui en possèdent les codes. Qui sait alors si toute cette histoire est réellement de l’amour ?

Une société de soft control, un paradis sous cloche : où est l’individu ? Quelle est sa place dans la société ? Dans sa vie ? Dans ses sentiments ? Dans son corps ? (et par extension méta : quelle place pour le lecteur ?)

Une suspension étouffante sans réponse, de Gattaca à Brazil, qui s’achève dans le bruit et l’odeur : le déclassé, sacrifié, sent la chair, les émissions du corps. Enfin vivant, à jamais exclu des anges technologiques, au mitan de la vie et de la mort prochaine, le damné peut se laisser aller à la mélancolie : son cœur bat, de tristesse. Il sent l’Homme.

Edition Le Bélial, 192 pages, 9.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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