Auteure du long métrage From a Whisper en 2009, Wanuri Kahiu est surtout connue en France pour son court d’anticipation, Pumzi. Réalisé la même année, il met déjà en scène une femme solitaire en but contre un ordre autoritaire. Le monde anxiogène digne de 1984 de George Orwell laisse cette fois la place à celui d’aujourd’hui, mais dans un style sobre très proche où la mélancolie se dispute à une vision plus lumineuse.

Dans un quartier populaire de Nairobi, Kena, adolescente aux allures de garçon manqué, passe son temps à trainer avec des gamins de son âge, en jouant aux cartes ou au football. Son père tient une petite boutique et se présente aux élections comme le représentant du peuple face à Okemi, son rival plus aisé. La fille de ce puissant adversaire, Ziki, croise la route de Kena. Entre les deux jeunes filles va naître une idylle malgré l’hostilité ambiante vis-à-vis de l’homosexualité. « [Rafiki] est le mot qu’on emploie en swahili au Kenya quand on est engagé dans une relation et qu’on ne veut pas en définir la nature, explique la réalisatrice. On dit juste : ‘C’est mon ami(e)’. »

Avec un tel sujet, dans un contexte où l’homosexualité est fortement réprimée, il demeure difficile de faire l’impasse sur les thèmes du regard de l’autre, de l’intolérance et de l’exclusion. Pourtant, dénoncer de façon clichée et convenue la violence des esprits étroits n’intéresse pas Wanuri Kahiu, qui s’attache à décrire les premiers émois amoureux de deux adolescentes, à rendre les sentiments palpables.

Cette histoire d’amour lui permet de dépeindre, dans un premier temps, un microcosme, celui d’un quartier de Nairobi où tout le monde se connaît, où les deux adversaires politiques fréquentent la même église, où les nouvelles et les ragots circulent vite. Des cadres serrés sur les personnages lors des offices religieux et de la rumeur lointaine et constante du trafic routier se dégage un sentiment diffus d’enfermement, comme si l’arrondissement était coupé du reste du monde. Dans une mise en scène intime et réaliste, mais dénuée de tout misérabilisme, s’insinue une certaine légèreté qui confère presque à l’onirisme pour évoquer le statut des femmes, le déterminisme et la pression sociale.

Au pamphlet lourdement didactique, Wanuri Kahiu préfère cependant raconter une histoire, finalement assez simple, et sait se faire subtile, évitant de tomber dans les travers du film militant avec ses figures manichéennes et ses passages attendus. La réalisatrice se garde bien de juger ses personnages et les enrichit de comportements plus complexes et humains ; malgré les préjugés, l’amour filial des uns, le désir et la jalousie des autres restent plus forts.

Le rythme adopte une certaine lenteur, la caméra observe les lieux, la cinéaste prend le temps d’installer décors et protagonistes pour raconter une romance adolescente sucrée, parfois vaguement amère. Le charme de Rafiki réside bien dans la façon dont Wanuri Kahiu traite son sujet, sans donner dans le spectaculaire ou le clinquant. Son approche de l’adolescence s’avère délitate et pleine d’attention. Cette bienveillance se traduit par un refus de la facilité, de la guimauve. La sobriété prend le pas sur le spectaculaire et le voyeurisme et Wanuri Kahiu de signer des scènes intimes d’une grande beauté. Pour marquer la naissance et la rémanence des sentiments, elle opte pour une désynchronisation du son alliée à de courtes ellipses. Le travail sur la lumière, avec quelques effets de lumière en contre-jour, achèvent de rendre la scène de séduction à la fois sensuelle et presqu’irréelle.

Sous le thème de l’amour secret, traité avec beaucoup de pudeur, se dessine une œuvre sur les rapports de classe, la difficulté de sortir du rôle assigné par la société et l’inégalité des chances. Les deux jeunes filles représentent deux pôles de la société, l’une est issue d’une famille plus populaire, aux parents divorcés, tandis que l’autre vient d’une famille plus aisée. Pourtant teinté de mélancolie, Rafiki affiche une foi dans la nécessité de se libérer des carcans imposés par les autres. Oui, Wanuri Kahiu fait preuve d’optimisme en offrant un joli film dont le capital sympathie n’a d’égal que son superbe plan final, comme la promesse d’un avenir plus radieux.

 

Rafiki
(Kenya/Afrique du Sud/France – 2018 – 82min)
Réalisation : Wanuri Kahiu
Scénario : Wanuri Kahiu & Jenna Bass
Direction de la photographie : Christopher Wessels
Montage : Isabelle Dedieu
Interprètes : Samantha Mugatsia, Sheila Muniyiva, Jimmi Gathu, Nin Wacera, Dennis Musyoka…
Sortie en salles, le 26 septembre 2018.

 

Photos : © Météore Films.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Thomas Roland

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.