Un éboulement, filmé de façon presque macroscopique, foudroie le regard par sa beauté esthétique. La séquence dure, dure encore, s’étire dans une sorte d’abstraction temporelle renvoyant à celle qui occupe l’écran, amas de pierres dont les chutes et culbutes créent une sorte de courant ininterrompu où le non-vivant devient vie. Où l’inertie minérale devient mouvement aux allures presque animales, évoquant les écailles du serpent se mouvant lors de sa reptation. Mais n’est-ce pas justement le propos majeur du documentaire Architecton ? Celui de révéler à nos yeux la pierre comme une matière vivante ?
En cela, le film de Victor Kossakovsky recèle une part poétique, donc impalpable, qui le rend fondamentalement émouvant. Que raconte, ou plutôt que montre Architecton ? La pierre, dans sa primitivité essentielle, supplantée par l’Homme bâtisseur ayant privilégié l’artifice du béton, un agglomérat de matières créant une solidité factice, incapable de témoigner du temps qui passe, vouée à l’obsolescence et, à terme, à l’effondrement. La pierre autour de laquelle les Hommes se meuvent sans qu’elle n’ait à bouger. La pierre dont le poids, celui des origines du monde, s’avère le seul moteur possible d’un mouvement qui n’est que l’exercice de la gravité. La pierre dure, dure encore ; c’est ce qui la rend plus puissante que les êtres humains organiques, pauvres mortels que nous sommes. La pierre est immortelle.
Par ces considérations, le documentaire Architecton, éminemment philosophique, interroge la place de l’Homme, celle qu’il prend au sein de tout ce système régulant la marche du monde. La teneur écologique du film est réelle, faisant des actions humaines une agression envers la nature par le truchement de celle exécutée sur le minéral (les véhicules d’excavation oeuvrant dans les carrières dans l’une des séquences du documentaire), une forme de cicatrice dévisageant par la fragilité et les laideurs de la rectitude des habitations modernes un paysage tellurique nécessairement altéré. Cette altération provient du béton, défini par l’architecte Michele De Lucchi (prenant dans le film une place déterminante) comme une matière sans âme puisque sans vie intérieure ; n’est-ce pas cohérent de définir l’Homme moderne et ses façons par le biais de cette matière dont la durée de vie est limitée dans le temps, vouée à la désagrégation et ne contenant en elle qu’une solidité et une dureté factices cherchant à dissimuler ses manques ? Il y a presque quelque chose de misanthrope dans la façon qu’a Architecton de définir le rapport de l’Homme à son monde donc à son existence même, conscient de son extinction et cherchant à supplanter le caractère élémentaire de ce qui l’entoure, entre jalousie d’une immortalité qu’il ne pourra jamais atteindre et volonté arrogante de survivre à la puissance de la minéralité, et des éléments en général qu’elle représente de façon métonymique. Le point de vue sur cette volonté d’omnipotence n’est finalement pas si éloigné de celui, plus roublard mais non dénué de justesse et de rudesse, de Nikolaus Geyrhalter (de Notre pain quotidien [2005] à Matter Out of Place [2022]).
Ode poétique à la pierre, en montrant hyperboliquement la majesté jusqu’à pousser parfois le documentaire dans les retranchements du cinéma expérimental, le long métrage de Victor Kossakovsky rend donc compte, par contraste, de la folie humaine. Les plans d’ouverture, filmant paisiblement avec un drone les ruines d’immeubles ukrainiens éventrés par les missiles russes lors de ce conflit lamentable encore en cours, faisant des tours les symboles rigides d’une humanité frappée au cœur (il n’y a d’ailleurs aucun corps, vivant ou mort, dans ces plans), font des ruines la représentaiton graphique de notre fragilité et de la ponctualité de notre existence. Si les Hommes disparaissent, quelques débris de civilisation restent. La séquence se déroulant dans les ruines de la cité antique de Baalbek au Liban (pays qui se trouve être un autre terrain de jeu de bellicistes modernes) fait bien entendu écho à ses prises de vue aériennes ouvrant le documentaire ; non plus de béton mais de pierre taillé à la gloire de la culture humaine et de ses croyances, Baalbek n’est qu’un prémisse des immeubles ukrainiens bons à être rasés. Un ensemble de vestiges inhabités, de signes de la mémoire de l’activité humaine (construction et destruction mêlées) faisant du temps une puissance face à laquelle on ne peut triompher.
Les scènes montrant Michele De Lucchi constituant son jardin par le biais d’une composition très réfléchie, intercalées entre les éclats esthétiques du documentaire, se révèlent alors d’une véritable importance dialectique. Goutte d’eau dans un océan d’artificialisation du monde par le béton, l’architecte italien tente de redonner son lustre à la pierre qui, par sa symbolique, rendra le jardin qu’il conçoit insensible aux épreuves du temps. Ce jardin aux arbres encerclés par des enclos constitués de pierres deviendra alors un endroit sensible, non dénué d’une âme humaine qui a généralement oublié qu’elle est censément en symbiose avec les éléments, dans une vision cosmologique où l’Homme et son environnement vivraient en inter-dépendance. Par la conception de son jardin, De Lucchi tente de relier nature et culture, dans une démarche nécessaire mais utopiste au regard du reste d’Architecton mettant tout autant en exergue la puissance esthétique du monde que l’obstination humaine de tenter de la combattre. De ce point de vue, le documentaire de Victor Kossakovsky s’avère aussi réjouissant pour les yeux et pour l’esprit que sombre par le constat d’une humanité courant sciemment à sa perte.
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