Stefano Sollima – « Sans aucun remords / Tom Clancy’s Without Remorse » (2021)

Adapté de nombreuses fois au cinéma (le diptyque Jeux de Guerre / Danger immédiat avec Harrison Ford, l’excellent À la poursuite d’Octobre Rouge de John McTiernan), Tom Clancy fait partie, au même titre que Robert Ludlum, des auteurs populaires qui ont fait de la guerre froide et ses mécanismes, un sujet de romans à succès. Il n’est donc pas étonnant que la plupart de ses transpositions à l’écran aient vu le jour au lendemain de la chute du mur de Berlin, ou lorsque l’Amérique se retrouvait confrontée au terrorisme sur son propre sol (en témoigne La Somme de toutes les peurs, sorti peu après les attentats du 11 septembre). Protagoniste récurrent de l’écrivain, John Kelly (aussi connu sous son pseudonyme de John Clark), a déjà été interprété par Willem Dafoe (dans les films de Phillip Noyce) et Liev Schreiber (face à Ben Affleck en 2002). Un long-métrage centré sur ses aventures en solo était dans les tuyaux depuis 1994, avec Keanu Reeves dans le rôle principal, avant que le projet ne tombe à l’eau et ne refasse surface en 2012 avec Christopher McQuarrie et Tom Hardy, respectivement derrière et devant la caméra. En 2018, le personnage prend finalement les traits Michael B. Jordan (tout juste auréolé des succès de Creed et Black Panther), dirigé par Stefano Sollima, auteur du très bon Sicario 2, sur la base d’un scénario coécrit par Taylor Sheridan, déjà à la plume sur la suite du film de Denis Villeneuve. Un temps prévu pour les salles, Sans aucun remords débarque directement en SVOD sur Prime Video (après la série Jack Ryan portée par John Krasinski, également tirée des livres de Clancy), on nous invite à suivre les origines du héros John Clark, un marines des forces spéciales, mettant à jour une conspiration internationale alors qu’il cherche à obtenir justice pour le meurtre de sa femme enceinte…

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Copyright 2020 Paramount Pictures

Trente ans après la chute de l’URSS, pourquoi transposer à l’écran un roman de Tom Clancy de nos jours, tant ceux-ci sont situés dans un contexte géopolitique très marqué ? La série Jack Ryan était parvenue à éviter l’anachronisme de ses enjeux en actualisant son propos à travers des allusions aux attentats parisiens du 13 novembre. Sans aucun remords, lui, ancre son récit dans la résurgence insidieuse d’une guerre froide, prenant comme toile de fond les relations troubles entre les États-Unis et la Russie (révélées au premier plan lors de l’élection de Donald Trump). Le script signé Taylor Sheridan (en collaboration avec Will Staples, jusqu’alors principalement spécialisé dans les scenarii de jeux vidéo) n’évite pas certains relents de manichéisme estampillé 80’s (les Navy Seals valeureux serviteurs de la patrie), mais a le mérite non négligeable d’évoquer certaines manipulations de la CIA (à l’image de ce quartier d’Alep rasé afin de faire disparaître des preuves compromettantes). S’il n’atteint pas la puissance frondeuse d’un Green Zone, le film suit les pas du hautement recommandable Shooter (Antoine Fuqua, 2007) dans le registre du divertissement efficace, gentiment à charge contre les rouages de la politique américaine. Point récurrent des écrits de l’auteur texan, le recours à certains ressorts, certaines facilités intrinsèquement critiquables (au hasard, les liens unissant les terroristes aux narcotrafiquants doublés de l’amalgame tendancieux entre immigration illégale et djihadisme dans Sicario 2), auquel n’échappe pas ce nouvel opus (tels ces soldats syriens à peine dessinés, déshumanisés). Néanmoins, il convient de lui reconnaître un certain talent pour décrire le parcours de personnages de terrain confrontés à une réalité rude et sans merci. Surtout, ses travaux sont régulièrement soumis aux regards et caméras de réalisateurs assez éloignés des canons formatés par la lessiveuse hollywoodienne dominante que l’on pourrait caricaturalement résumer au groupe Disney / Marvel. D’ailleurs, il n’est pas inintéressant de constater qu’il attire la plupart du temps des réalisateurs non-états-uniens afin de mettre en images ses canevas : le Québécois Denis Villeneuve, l’Anglais David Mackenzie (Comancheria) ou encore l’Italien Stefano Sollima, à deux reprises donc. Des metteurs en scène étrangers qui apposent leur vision du pays de l’Oncle Sam à travers des ambiances flirtant allègrement avec le western, genre yankee par excellence. Ici, entre l’agent accusé à tort, la méfiance vis-à-vis des bureaucrates et la solidarité virile entre les soldats, le cinéaste compose avec une histoire archi balisée qui ne révolutionne assurément pas son matériau, mais la réussite du long-métrage se joue ailleurs.

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Réalisateur issu de la télévision, pour laquelle il a tourné de nombreux épisodes des adaptations pour le petit écran de Romanzo Criminale et Gomorra, Sollima démontre un talent certain pour filmer les ambiances délétères depuis son premier polar, le rugueux ACAB (2012). Après l’excellent Suburra (qui fut par la suite adapté en série TV) et le non moins réussi Sicario 2, il fait de nouveau montre de sa science de la mise en scène à l’occasion de ce Sans aucun remords. Artisan talentueux, garant d’un certain cinéma d’action « à l’ancienne », à mettre probablement au crédit de son héritage paternel, son père n’étant autre que Sergio Sollima, grand nom du western spaghetti, entre autres (Le Dernier face à face, Colorado, La Cité de la violence), sa réalisation précise et audacieuse constitue sans conteste l’un des points forts du film. Il crée une immersion étouffante lors des nombreuses séquences d’action, en témoignent ce crash d’avion filmé de l’intérieur qui, par une judicieuse économie de moyens, rend palpable la tension, ou encore cet interrogatoire mené sur la banquette d’une voiture en flammes. Déployant une gestion de l’espace assez ahurissante (la prise d’assaut d’un immeuble russe renvoyant à la maestria d’un John Carpenter), le cinéaste découpe ses plans via des encadrements de portes, des miroirs, isolant ainsi ses personnages, cloisonnant les lieux afin de faire surgir le danger lorsqu’on ne l’attend pas. La violence froide et réaliste (l’ouverture sidérante ou les meurtres brutaux et inattendus des différents agents en début de métrage) s’accompagne d’idées visuelles originales, à l’instar de cette lampe torche éclairant successivement les visages du héros et de son adversaire. Si certains parti-pris peuvent sembler hors-sujet et un peu too-much (les visions oniriques), le metteur en scène arrive à créer des plans apocalyptiques impactants, faisant d’un simple patté de maison, une véritable zone de guerre. Assez économe en images de synthèse, il fait le choix d’un traitement viscéral accompagnant les pas de l’autre atout principal du long-métrage : John Clark et son interprète, le très bon Michael B. Jordan.

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Aussi maîtrisé et généreux soit-il, Sans aucun remords ne serait qu’une belle coquille vide sans le charisme de sa tête d’affiche. Le comédien (également producteur), fait preuve d’un investissement louable, déjà à l’œuvre sur Creed, se posant en héritier de Denzel Washington, jusqu’alors seul représentant d’envergure de la communauté afro-américaine dans le cinéma d’action. Si Black Panther n’est pas le premier blockbuster à mettre un acteur Noir en vedette (il serait injuste d’oublier Wesley Snipes, véritable action star durant les années 90, voire avant lui, et de manière plus infructueuse, Carl Weathers), il a permis à toute une génération d’exploser. Daniel Kaluuya (certes déjà remarqué dans le Get Out de Jordan Peele), le regretté Chadwick Boseman et Michael B. Jordan – qui héritait au passage des plans les plus inspirés et iconiques du film Marvel – ont d’évidence bénéficié du carton du long-métrage. Comme un signe des temps, les gros bras d’action lisses et sans charisme (ou surfant sur un second degré méta, un tantinet fatigant, dont Ryan Reynolds serait le désagréable étendard) sont coiffés au poteau par des acteurs issus des minorités, insufflant un vent de renouveau dans la production musclée, tel un terrain de jeu idéal pour exercer une forme de revanche sociale sur grand écran. Ce fut le cas de Boseman dans le sympathique Message from the King, signé Fabrice Du Welz, c’est ici son antagoniste du Wakanda qui reprend le flambeau. Musculature impressionnante, colère rentrée, mâchoire serrée, ce dernier donne à son John Kelly une stature à mille lieues des justiciers en lycra fades, rigolards et dépersonnalisés. Sous la caméra amoureuse de Sollima, le soldat endeuillé se mue en néo-prototype de patriote américain prêt à faire triompher son idéal à n’importe quel prix, sans limite morale (ou presque). Évidemment, le propos sous-jacent, très yankee, n’est pas neuf et probablement sujet à débat, mais il n’est pas anodin que des représentants de populations partiellement invisibilisées (il en va de même pour la très crédible Jodie Turner-Smith, déjà vue l’an passé dans Queen & Slim) deviennent les nouveaux chantres d’un cinéma « burné». Film brutal et efficace, bénéficiant d’une réalisation soignée et d’un acteur principal, charismatique au possible, Without Remorse est une très bonne surprise doublée d’un véritable plaisir de spectateur ininterrompu dénué de temps morts. On espère désormais que Rainbow Six, la suite, déjà en chantier, avec la même équipe, confirmera les espoirs placés en Stefano Sollima, à savoir défendre un cinéma d’action formellement réfléchi et ambitieux tout en lui administrant le cachet d’un âge d’or du genre, que l’on croyait (manifestement à tort) révolu.

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Disponible depuis le 30 avril 2021 sur Amazon Prime Video.

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