Cinéaste ayant gagné un petit statut culte grâce à Hardware (1990) et Le Souffle du démon (1992), Richard Stanley avait choisi de se tourner vers le documentaire suite à la préproduction houleuse de son remake de L’Île du Docteur Moreau, projet duquel il se fera renvoyer avant que John Frankenheimer n’en reprenne les rênes (pour le résultat désastreux que l’on connaît). Depuis plus d’un quart de siècle, il n’avait pas signé de long-métrage de fiction, tant et si bien que l’on pensait qu’il avait définitivement abandonné le genre. Pourtant, après avoir signé en 2011 l’un des segments de l’anthologie horrifique The Theatre Bizarre intitulé The Mother of Toads et inspiré d’une nouvelle de Clark Ashton Smith, un grand ami de H.P. Lovecraft, il commence en 2013 à s’atteler à l’adaptation de La Couleur tombée du ciel. S’ensuivent de longues années de développement durant lesquelles le réalisateur publie une bande-annonce en guise de « preuve de concept », avant que la société de production SpectreVision ne manifeste son désir de produire le film et annonce une sortie pour 2016. Probablement aidé in fine par la présence de Nicolas Cage au casting, Color Out of Space voit le jour en 2019 et commence une tournée des festivals (l’acteur oscarisé pour Leaving Las Vegas reçoit un Creative Coalition’s Spotlight Initiative Award à Toronto). Privé de sortie en salles dans l’hexagone, il atterrit en SVOD sur Amazon Prime. L’histoire s’intéresse aux Gardner qui voient une météorite s’écraser dans leur jardin au beau milieu de la nuit, dans un halo de lumière d’une couleur mystérieuse. Peu à peu, la faune et la flore alentour sont contaminées par un mal indicible, avant que les membres de la famille soient à leur tour touchés…

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Color Out of Space – Copyright 2020 Koch Films

Malgré un budget modeste (environ 6 millions de dollars), Color Out of Space parvient à rendre palpable la menace surhumaine et ancestrale propre à l’œuvre foisonnante de l’auteur. Aidé par un travail de sound design poussé ainsi qu’une excellente bande-originale angoissante signée Colin Stetson (Hérédité), Richard Stanley arrive à créer une atmosphère délétère et anxiogène. Dans cette logique presque minimaliste formellement parlant, l’économie d’effets spéciaux renforce l’impact des visions cauchemardesques, lorsque les créatures apparaissent ou lors des poussées gores. Le cinéaste conserve un mystère bienvenu, le danger n’est ainsi pas clairement désigné. Il se retrouve essentiellement présenté à l’écran par une couleur étrange et les effets provoqués sur son environnement : tous les sens de la famille s’en retrouvent ainsi affectés (du vacarme assourdissant de la chute de la météorite, à l’odeur pestilentielle sentie par le père). Le réalisateur mêle ainsi efficacement présences extraterrestres, rites ésotériques et puissances naturelles, dans un même ensemble de terreur absolue qui surpasse tout entendement humain. Ici, les Gardner sont les représentants d’une classe aisée américaine, sûre d’elle, qui se retrouve dépassée par un mal sur lequel elle n’a aucune prise. Stanley s’amuse d’ailleurs de cette inefficience lors de la nuit de la collision, les recherches scientifiques du grand frère, les incantations satanistes de l’adolescente (à l’aide du Necronomicon) ou encore le coït des parents (activité hautement condamnable dans le cinéma d’horreur états-unien), sont reliés par le montage. Potentiellement, ils peuvent tous constituer la cause de la catastrophe à venir, dans une logique ethnocentrée. Il n’en est pourtant rien, les personnages ne sont que les pions d’un événement cosmique (préfiguré par le petit garçon annonçant à sa sœur qu’il peut distinguer les étoiles au fond du puits du jardin) et du cadre confortable qu’ils ont choisi, lequel va s’avérer bien plus hostile qu’ils ne l’avaient imaginé. La nature n’est pas un refuge, ni un havre de paix, contrairement à ce que laissent présager les premiers plans de forêt, la faune et la flore mutent, se transforment dans le but d’éliminer toute vie humaine. Si l’impact sur la réalité n’est pas toujours maîtrisé, en témoigne la notion de distorsion du temps finalement assez peu perceptible pour le spectateur, le metteur en scène arrive à rendre nombre de ses visions assez marquantes et mémorables. On pense notamment au final esthétiquement très réussi, mais aussi une scène impliquant des alpagas, fortement influencée par The Thing de John Carpenter. Il est assez amusant de noter que les longs-métrages inspirés par Lovecraft (Cloverfield, Prince des ténèbres, voire même The Mist, bien qu’étant tiré d’une nouvelle de Stephen King) se révèlent souvent bien plus réussis que les adaptations « officielles ». Si Richard Stanley se classe dans le haut du panier des transpositions du père de Cthulhu, c’est justement parce qu’il parvient à capter une donnée bien plus essentielle que le simple bestiaire des Grands Anciens.

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Color Out of Space – Copyright 2020 Koch Films

Introduits comme des archétypes (les parents en crise, l’ado fumeur de joints, l’enfant étrange et la fille gothique passionnée par la sorcellerie), les membres de la famille ne forment pas un groupe uni. Diverses tensions semblent affleurer, comme une opération qu’a subi Theresa (la mère), ou le départ pour la campagne afin que le père, Nathan, puisse assouvir sa passion pour l’élevage d’alpagas, laquelle ne réjouit pas la jeune Lavinia. Cette dernière est d’ailleurs intronisée à cheval, en plein milieu d’un rite païen, une mèche violette (couleur centrale dans l’histoire) dans les cheveux, image hors du temps, réminiscence des sorcières qui ont marqué les légendes de la côte est américaine. Reclus mais toujours connectés et incapables de décrocher de leur travail, ils sont sous la menace d’un rachat de leur terrain par la mairie (dirigée par Q’orianka Kilcher, inoubliable Pocahontas du Nouveau monde de Terrence Malick), ce qui induit d’entrée un climat tout sauf serein. Tout au long d’une mise en place assez longue mais nécessaire, gorgée de symboles cabalistiques omniprésents (le tatouage sur le pied de l’adolescente, la forme de la fenêtre du grenier), le malaise s’installe par pallier, tel un rappel au crescendo suivant les chapitres d’un livre. Par touches discrètes, Stanley compose son atmosphère, par le choix de ses cadres, ses longs plans à priori anodins (sur un simple bibelot, ou un œuf cassé), avant que l’horreur ne surgisse, parfois dans un état d’esprit presque absurde (la séquence où le personnage de Theresa, interprété par Joely Richardson se coupe les doigts). Pas si éloigné d’un M. Night Shyamalan (la famille isolée faisant face à une menace extraterrestre renvoie à Signes, et Ezra, ermite illuminé reclus en pleine forêt, évoque certaines figures chères au cinéaste), cette première partie détient en elle les germes du chaos à venir. Lors d’une scène assez réjouissante, le père, tourné en dérision par un média local, s’énerve devant son poste de télévision en se plaignant qu’on ne lui ait pas donné de peigne pour se coiffer. Se dessine alors en creux un commentaire auto-critique de son interprète Nicolas Cage, qui a collectionné les coupes les plus improbables au fil de ses rôles durant les quinze dernières années. L’acteur est d’ailleurs l’un des points forts du film. Très bien employé, il délivre une performance au départ assez sobre avant de basculer dans le cabotinage le plus outré et décomplexé, dont il a le secret (difficile d’oublier son coup de sang face à des tomates pas mûres). Tour à tour drôle et effrayant, il est le point central de ce récit intime d’une cellule familiale qui, confrontée à un mal invisible et indescriptible, implose en lieu clos (quelque part entre Shining et Mise à mort du cerf sacré). Anachronique par bien des aspects, tant il est rare de voir une série B aussi mal élevée et sans concessions, à l’heure où le genre est dominé par les DTV sous inspiration Blumhouse et les derniers vestiges de la grande vague du found footage, Color Out of Space n’en oublie pas pour autant de se parer d’un savoureux discours politique. D’après Stanley lui-même, l’accent et l’intonation qui caractérisent son acteur principal durant ses phases de possessions se réfèrent directement à Donald Trump et son phrasé particulier. Ainsi, la menace indicible conduirait aux mêmes réactions irrationnelles que celles que connaît l’Amérique contemporaine. Une vision acerbe de l’American Way of life, traduite d’une manière efficace et parfois jouissive par un cinéaste sud-africain, bien décidé à se servir d’un classique de la littérature fantastique pour exprimer sa perception du monde. Une vraie réussite que le metteur en scène est appelé à réitérer, il est en effet engagé dans deux autres adaptations de Lovecraft développées par SpectreVision, la première sera vraisemblablement The Dunwich Horror.

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Color Out of Space – Copyright 2020 Koch Films

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