Il aurait été difficile de trouver meilleure entrée en matière que ce plan flou d’un paysage de montagne : une femme, le regard triste, fait irruption dans le champ, et brise l’illusion —ce paysage n’était qu’une fresque murale ; et ces chants d’oiseaux, des grincements de portes, que traversent des femmes enceintes, soumises à un examen médical. Le décor carcéral se dessine, insidieusement, et on lit sur les visages de ces femmes une profonde solitude. Dans cette prison d’Odessa, en Ukraine, les détenues éprouvent leur maternité, cloisonnées entre quatre murs : jusqu’à l’âge de trois ans, leurs enfants pourront rester avec elles. Au-delà, ils devront être placés, ou accueillis par un membre de la famille. Mais là où le temps semble s’écouler au ralenti, ces femmes savent que la date butoir tombera subitement, comme une seconde sentence. C’est ici que le film de Péter Kerekes commence sa trame, en suivant le personnage de Lyesa, condamnée à la détention alors qu’elle est enceinte.

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Filmer la prison soulève de multiples défis : quelle distance établir entre la caméra et le sujet, si l’image, par essence, lui rend la liberté ?  Car, comme l’énonce Raymond Depardon, à propos du documentaire, « trop loin, on reste extérieur ; trop près, on se brûle ». Et puis, comment rendre compte du cloisonnement de l’espace, et de celui du temps ? Péter Kerekes s’affranchit de toute question fondamentale au film de genre en prison, et nous parle au sujet de la maternité, du rapport à la mort, et du délitement du temps, tout en faisant du corps un enjeu de liberté. Ainsi, dès le début du film, on assiste à la naissance d’un enfant, sorti du ventre de sa mère par des mains anonymes : son cri transperce l’espace, littéralement, en se noyant dans les bruits de la ville portuaire —première image filmée à l’extérieur. D’emblée, 107 Mothers annonce la naissance comme un jaillissement, transcendant les contraintes carcérales. L’enfant devient vecteur de vie, le seul, pour leurs mères, qui leur permet de saisir le passage du temps. Dans cette prison d’Odessa, la maternité devient, au même titre que les détenues, prisonnière d’une autorité toute-puissante, qui va jusqu’à régir l’allaitement, lui aussi soumis à des règles aussi bien temporelles que matérielles : « Tu allaiteras dans deux semaines », profère la gardienne, Iryna, à une mère détenue. « En attendant, on donnera au bébé du lait maternisé sous la surveillance du personnel ».

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Le film de Péter Kerekes interroge le carcan de la prison dans cette situation particulière de la maternité, en entrelaçant sans cesse la froideur et la compassion. Sans pour autant jouer d’une simple dichotomie manichéenne, opposant l’intransigeance de la gardienne à la tendresse des mères pour leur enfant, le réalisateur, au contraire, dresse de chacun de ses personnages un portrait riche et complexe ; où la cruauté parfois manifeste de leurs mots dissimule une grande humanité. Une scène particulièrement évocatrice de ce sentiment de tendresse qui émane, malgré lui, des murs froids et décrépis de la prison, montre les détenues sagement assises, attendant patiemment qu’Iryna leur amène leurs enfants. Leurs pleurs inondent la salle de vacarme, jusqu’à ce qu’ils retrouvent les bras de leurs mères : à ce moment-là, un silence, magique, s’installe, interrompue par les bruits de succion intermittents des bébés qui tètent.

Par un enchevêtrement narratif, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, 107 Mothers assemble courts extraits interrogatoires des mères détenues, moments de rires, de tristesse et de labeur, mais propose aussi parfois des échappées vers l’extérieur, donnant à voir notamment l’appartement privé d’Iryna où elle vit avec sa mère. La caméra suit en particulier le parcours de Lyesa, mais les visage des autres détenues finissent par nous devenir familiers : c’est sans doute en cela que le film de Péter Kerekes émeut, grâce à cette habileté à faire éprouver le délitement temporel qui s’opère entre les murs de la prison, et à saisir l’émotion qui habite ces femmes. Filmer l’enfance en prison, c’est aussi une belle façon de créer de l’espoir, dans toute l’austérité et l’immuabilité du milieu carcéral. Car si le temps y semble figé, ou du moins, campé sur une brèche hors de portée, la présence de ces enfants, d’abord bébés réclamant l’amour de leur mère, puis, « trois ans plus tard », jouant à cache-cache dans les casiers des détenues, donne vie à ce lieu sans âme, et y confère une réjouissance rare.

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Si 107 Mothers se joue avec une profondeur propre à faire éprouver au spectateur la vie de ces détenues, grâce à sa narration en plusieurs dimensions, et à l’authenticité de ses plans —les gestes du quotidien font l’objet d’une précieuse attention, minimaliste—, le film cherche également à trouver la poésie, là où la sévérité des règles carcérales l’a anéantie : ainsi, ces lettres d’amour relues par la gardienne de prison, dont elle n’hésite pas à censurer certains passages, érigent un pont métaphorique entre l’intérieur et l’extérieur, et ravivent une tendresse rompue par le joug de la prison. La parole fait l’objet d’un méticuleux travail : lorsque l’un des personnages confie « Il m’arrive de penser que l’hiver ne finira jamais », on pense à l’hiver sous son sens plus philosophique, et à cette froideur qui règne sans fin. La couleur terne de l’image participe au désir du cinéaste d’installer ce « sentiment d’inconfort », dès le début du film, qui exprime d’ailleurs avoir élaboré ses plans « à la manière de tableaux ».

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Péter Kerekes, par cette chronique de la maternité pénitentiaire, n’hésite pas à faire un subtil clin d’œil au Cuirassé Potemkine, avec ce plan séquence final d’une mère et son enfant descendant l’escalier d’Odessa. Ou comment renverser le thème du landau, qui dévale les marches dans le film d’Eisenstein —symbole de l’enfant qui échappe à sa mère—, en montrant mère et fils se tenant la main. 107 Mothers signe un récit humaniste, où les visages de ses protagonistes, plein de mélancolie et de tendresse, nous resteront longtemps gravés en mémoire.

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