Ulrike Ottinger – « Paris Calligrammes »

Ironie du sort- et surtout des aléas de la distribution : le premier film de la singulière Ulrike Ottinger à être distribué en France est son plus classique. Il est cependant une introduction ad hoc à son travail unique. De plus, il fait le point sur ses jeunes années dans notre aimable capitale quand Paris était le fief de l’intelligentsia et non des sacs Vuitton et macarons Ladurée.

Copyright Ulrike Ottinger

Film-hommage, film-collage (une expression que la cinéaste, photographe et plasticienne, emploie volontiers pour qualifier son travail), il convoque des archives qui ont le mérite et la beauté pas seulement de reconstituer le parcours de la jeune artiste venue à Paris de 1962 à 1968, mais un Paris méconnu, intellectuel, engagé.
Pas encore assez reconnue dans la capitale de Bourdieu et Althusser dont Ottinger suivit les cours, la cinéaste est culte outre-Rhin et a reçu nombreux hommages et rétrospectives, dont un prix couronnant son œuvre à la dernière Berlinale où Paris calligrammes fut présenté et acclamé. Il a lui-même gagné le prix du du meilleur documentaire au festival SWR.
Iconoclaste et baroque, à l’instar de son confrère et ami Werner Schroeter, Otinger est un modèle revendiqué par Mattew Barney pour ses Cremaster et très appréciée de ses collègues Richard Linklater, Bertrand Mandico, Marie Losier. La réalisatrice allemande de 78 printemps totalise 26 films, dont une mythique trilogie berlinoise regroupant un casting affolant comme Nina Hagen, Veruschka, Delphine Seyrig, Tabea Blumenschein, Eddie Constantine, deux habituées de ses compère Fassbinder et Schroeter : Irm Herman, Madgdalena Montuzema.
Paris calligrammes, né d’un triple partenariat, France Allemagne et l’Ina. Il est donc le premier film d’Ulrike O à sortir sur nos écrans, nonobstant les nombreuses rétrospectives ( Pompidou, cinémathèque, Festival de Films de Femmes à Créteil…). Ottinger s’y raconte en reconstituant le Paris des années 60 qu’elle a connu, centré en particulier sur une librairie, Calligrammes, dirigée par Fritz Picard, où elle a rencontré des avant-gardistes allemands et français, issus de la littérature et de l’art. Elle fait revivre cette période de réveil artistique, politique et social et en quoi ça a influencé ses films à venir, dont le spectateur non initié aura la chance d’avoir un échantillon ici.

Fritz Picard – Copyright Ulrike Ottinger

Une bonne mise en bouche pour découvrir le travail d’une cinéaste inclassable et pas assez reconnue. Peut-on être inclassable et faire un film classique et passionnant? La réponse est oui! Ce beau documentaire-essai est comme du velours : doux, suranné, cocon accueillant pour le spectateur qui va prendre la machine à remonter le temps, du temps où l’on prenait le temps, le temps des tableaux qui parlent-cf l’archive au musée du Louvre. Ce qui est parfois décroutant et souvent charmant , c’est que se télescopent des souvenirs évidents qui pourront faire sourire le parisien aguerri ( Barbara, Gréco, Dutronc, les enfants du paradis) et des raretés. Fanny Ardant est son alter ego vocal et nous plonge dans ce Paris des 60s avec un texte poétique et généreux, qui convoque astucieusement de belles archives du passé. Ainsi, on découvre ce lieu mondialement connu et disparu: la librairie Calligrammes rue du Dragon, dédiée à la littérature allemande et fondé par un juif exilé, Fritz Picard : un asile pour juifs, artistes, intellectuels et exilés politiques, tels Paul Celan, Tristan Tzara, Julien P. Monod (le grand-père de Jean-Luc Godard), Hans Richter et l’écrivain et artiste, Walter Mehring, à qui Ottinger rend un vibrant hommage grâce aux archives. C’est toute la scène artistique de Saint-Germain-des-Prés qui défile, invoquée par la mémoire de la cinéaste. On pénètre dans des lieux d’initiés, tels les ateliers de ses amis, artistes et mentors Johnny Friedlaender et Ossip Zadkine. On se retrouve téléporté à l’inauguration de la Cinémathèque Française en 1963, en compagnie d’Henri Langlois and Mary Meerson. Les allers-retours passé présent sont fluides et la cinéaste qui a toujours composé la (très sophistiquée) image de tous ses films sait rendre magique des éboueurs en plein ballet…de balais ou des vues d’un Paris qu’on croit connaître par cœur et qu’on redécouvre à travers ses yeux. Enfin, ce n’est pas seulement une flânerie esthétique et cultivée, mais aussi un retour sur des événements politique majeurs : la guerre d’Algérie, mai 68, le théâtre de l’Odéon, dirigé par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault et leurs choix courageux et engagés… Malicieuse et pleine d’idées comme une toute jeune artiste, la quasi octogénaire a reconstitué la vitrine de feu Paris Calligrammes avec ses propres livres, avec la bénédiction de ses propriétaires actuels. Elle entame son récit avec une citation du poète Victor Segalen :

Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées.

Copyright Ulrike Ottinger

Paris Calligrammes est un entrelacement réussi du passé et du présent, du personnel et de l’universel, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. En espérant que ce documentaire, bien plus singulier qu’il n’y parait -sous ses faux airs classiques, inspire des distributeurs pour enfin sortir en France, les films d’Ulrike Ottinger.

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A propos de Xanaé BOVE

3 comments

    • ALAIN HIDOINE

      Espérons que ce film sortira en DVD ou que Arte TV nous fasse le cadeau de le programmer un jour, car il semble très intéressant. Tout le monde n’habite pas Paris et n’a pas la possibilité de le voir.

  1. ALAIN HIDOINE

    Et en espérant que ce film soit disponible en DVD, pour ceux qui n’habitent pas Paris, ou que la chaîne ARTE se décide à le diffuser un jour, ainsi que les autres films d’Ulrike Ottinger.
    Si vous le savez, informez-moi s’il est possible de se procurer ses films, avec des sous-titres, bien sûr, because I don’t speak german.

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