Colère noire

Pour évaluer à sa juste valeur la nouvelle mouture réactualisant le personnage de Candyman, réalisée et co-écrite par Nia DaCosta et Jordan Peele (également producteur), il faut en passer par trois films influençant son récit, sa mise en scène et/ou son discours politique, ce réseau d’images montrant à quel point cette version 2021 du boogeyman au crochet est un échec fracassant.

Le premier de ces films est cette vidéo amateur sur laquelle nous voyons George Floyd se faire brutalement immobiliser jusqu’à la mort par étouffement par le policier de Minneapolis Derek Chauvin. Cet acte de violence a fait le tour du monde mais n’est qu’un élément supplémentaire (choquant puisque filmé et révélé) du paradigme de la violence policière envers les Afro-Américains sur le territoire des Etats-Unis, et semble servir de socle narratif pour un film d’horreur dénonciateur des brutalités commises envers la communauté noire américaine, ce nouveau Candyman s’inscrivant pleinement dans le salutaire mouvement du Black Lives Matter. Il s’agit tout autant d’un reboot que d’une suite, le personnage principal portant le même nom que l’enfant sauvé des flammes dans le film original de Bernard Rose (1992), sur lequel nous allons bien sûr revenir. Anthony McCoy (Yahya Abdul-Mateen II) y est un artiste habitant Chicago et qui a perdu l’inspiration. Il est en couple avec une jeune galeriste qui l’encourage fortement. Il retrouve la foi en son art en découvrant la légende de Candyman, personnage noir revenu du passé et hantant le quartier de Cabrini-Green pour se venger du traitement qu’on lui fit subir à la fin du XIXème siècle (lynchage, amputation d’une main et supplice mettant en scène du miel et des abeilles). Invoquant cette légende urbaine en prononçant cinq fois son nom dans un miroir, Anthony devient de plus en plus étrange tandis que les morts se multiplient autour de lui.

Artiste perturbé (Y. Abdul-Mateen II)(©MGM Pictures)

Le personnage de Candyman est une allégorie (comme elle en était une, différente, chez Rose) : celle de la colère d’un peuple afro-américain maltraité. De ce point de vue, le film peut être considéré comme assez juste, ce nouveau Candyman réfléchissant sur les inéquités, les égalités, les disparités de traitement entre les Blancs et les autres communautés dont la vidéo de la mort de George Floyd est le révélateur le plus évident de ces dernières années. Il s’agit finalement du grand sujet du cinéma de Jordan Peele, qui, de son premier film Get Out (2017) à la récente série Lovecraft Country dont il est l’un des producteurs exécutifs : une inexorable opposition raciale génératrice de violence et d’injustices qui, elles-mêmes, alimentent la colère et les prétextes à l’affrontement (le fait d’achever le film sur une tuerie mettant en jeu des policiers n’est certainement pas anodin). Cette rancoeur prend ici la forme d’un boogeyman qui n’intervient d’outre-tombe que lorsqu’on l’appelle par le truchement d’un miroir (objet déjà utilisé par Peele pour montrer les dangers de l’inversion identitaire dans Us [2019]) ; le film de Nia DaCosta frappe assez justement lorsqu’elle montre que ceux qui se mettent en danger face à Candyman font œuvre d’opportunisme à connotation raciste en cherchant à se réapproprier une identité qu’ils n’ont pas, que ceux-ci soient des Blancs ou des Noirs aisés sortis des faubourgs qu’ils ont peu connus. Le discours est discutable, assume son caractère tout à fait clivant, mais n’est pas sans une forme de cohérence.

L’immense problème de Candyman est que l’idéologie qu’il développe le déborde complètement par la droite, transformant ses ambitions louables en un cinéma réactionnaire, recyclant le vigilante movie, genre WASP par excellence, pour en appliquer les codes au cinéma « Black Lives Matter ». Le second film auquel nous pourrions associer ce nouveau Candyman est Un justicier dans la ville, ou plutôt ses suites malheureuses réalisées dans le courant des des années 80. Le premier volet de la saga Death Wish, figure tutélaire d’un genre ambigu, était un film polémique mais montrant une population aliénée par la violence obligée de déjouer les codes de la civilisation si elle voulait s’en sortir. Ses suites se vautraient dans la boue d’une violence racialiste normalisée, permettant à un justicier jamais inquiété de liquider la délinquance noire et/ou latino à coups de magnum dans les omoplates. Ces films étaient odieux du fait de leur gratuité et par leur façon de focaliser leur violence sur les deux mêmes communautés.

Un boogeyman qui cible ses victimes (©MGM Pictures)

De façon surprenante, la mouture DaCosta/Peele de Candyman applique à la lettre les codes et la démarche de ce cinéma de « nettoyeur », adoptant une stratégie idéologique analogue à celle de Paul Kersey qu’incarnait jusqu’à la caricature Charles Bronson : « l’Autre empiète sur mon territoire et ma culture : je le condamne pour cela à mort » Dans les années 80, un certain cinéma blanc et droitier considérait les Noirs et les Latinos comme cet Autre à éliminer ; en 2021, Candyman considère que cet Autre, c’est le Blanc. Nuançons : nous ne disons pas ici que Nia DaCosta ou Jordan Peele appellent à l’élimination des Blancs ; il s’agit simplement de pointer le glissement d’un nouveau mouvement de cinéma afro-américain intelligent, nuancé mais n’oubliant pas d’être profondément acerbe et nihiliste (Get Out, donc, comme portrait au vitriol d’une Amérique divisée et gangrénée par les violences raciales) vers les facilités de l’aigreur et la bêtise de la seule volonté d’élimination au détriment de la réflexion. Le même glissement qu’opérèrent en leur temps les deux suites de Death Wish par rapport au premier volet. Il est par exemple frappant que ce Candyman ne fasse exécuter à son croquemitaine que des personnages blancs après que ceux-ci l’ont appelé à travers le reflet du miroir, alors même qu’Anthony McCoy se verra confier un autre destin après s’être adonné à ce jeu malsain. Il est étonnant de voir les relations entre personnages noirs et blancs ne fonctionner que dans un registre d’antagonisme brutal (l’artiste avec les galeristes bobos, avec la critique d’art assassine, avec les policiers ; la lycéenne noire certainement harcelée par les trois camarades WASP dans les toilettes du collège), affrontements lors desquels le boogeyman, devenu finalement justicier, va servir d’arbitre sanglant. Il y a quelque chose de profondément gênant dans cette façon d’utiliser le mouvement capital « Black Lives Matter » à des fins si contestables, prêtant à croire que si les vies des Noirs comptent, l’alliance avec les communautés blanches sont impossibles voire néfastes. Ou quand le mouvement politique et idéologique le plus intelligent et légitime peut accoucher de son propre débordement extrémiste.

Comprendre la colère (Y. Abdul-Mateen II)(©MGM Pictures)

Le troisième film avec lequel le Candyman de Nia DaCosta peut être mis en relation est bien entendu la version originale de Bernard Rose, et cette comparaison est un coup de grâce pour le film qui nous est contemporain. En soi, dans la progression des deux intrigues respectives, peu d’éléments changent, mais deux d’entre eux sont primordiaux. Premièrement, si le nouveau boogeyman est une allégorie de la colère noire, celui de Bernard Rose en est une du désespoir d’une population noire oubliée, ghettoïsée dans des quartiers insalubres et croyant impossible qu’on la sorte de ces conditions de vie déplorables. Le premier Candyman, filmant crûment le délabrement, les graffitis et les dealers, parvenant à retranscrire à l’image la puanteur des lieux, étaient un choc politique frontal dissimulé derrière le film du samedi soir.

Le second changement capital est que celui qui est aujourd’hui hanté par Candyman était dans le film d’origine une jeune femme blonde aux allures virginales (interprétée par Virginia Madsen). L’affrontement n’est donc pas le même. La jeune universitaire du slasher de Rose combattait Candyman tant pour se disculper des meurtres atroces qu’il lui a mis sur le dos que pour annihiler la force du désespoir qu’il représente ; le discours du film est finalement proche du discours lumineux et rassembleur d’un Martin Luther King : en pénétrant dans Cabrini-Green, l’étudiante blanche a montré que l’on pouvait vivre avec les Noirs. L’artiste hanté du film de Nia DaCosta n’affronte pas, lui, la colère que représente Candyman : il l’absorbe, la digère afin de se la réapproprier (de la même façon absurde que les personnes tentent de se réapproprier une légende urbaine noire en prononçant cinq fois le nom « Candyman » devant un miroir). L’élan de ce reboot est donc inverse à celui de son modèle : si le film de Bernard Rose était un modèle de cinéma d’horreur percutant, politique et intelligent, cette réécriture de Nia DaCosta et de Jordan Peele n’est qu’une volonté rance d’alimenter les peurs collectives et les méfiances communautaires sous couvert de pop corn movie censément efficace. Ce qui fait le plus peur dans ce nouveau Candyman, finalement, c’est peut-être son immense succès au box-office américain…

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A propos de Michaël Delavaud

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