Comédienne québécoise aperçue chez Denys Arcand (L’âge des ténèbres) avant d’être remarquée chez Xavier Dolan (Les Amours imaginaires et Laurence Anyways), Monia Chokri manifeste des envies de mise en scène dès 2013 avec le court-métrage Quelqu’un d’extraordinaire. Plusieurs récompenses (une quinzaine) ainsi qu’une forte représentation en festivals assurent une visibilité à ce coup d’essai, tandis que sa carrière d’actrice s’écrit désormais entre la France (Compte tes blessures, Réparer les vivants) et le Quebec (Les Affamés, Nous sommes Gold). En 2019, elle signe son premier long-métrage, La Femme de mon frère, qui lui vaut une sélection sur la croisette, section Un Certain Regard, d’où elle repart auréolée du Prix Coup de cœur du jury. Si le métrage bénéficia d’un accueil globalement favorable, nous l’avions trouvé attachant et maladroit, d’une certaine façon encore en recherche de son identité filmique propre. C’est avec sa deuxième réalisation, Babysitter, adaptation d’une pièce de théâtre de Catherine Léger de 2016, sortie sur les écrans français l’année dernière, que nous fumes très agréablement surpris et pour le coup pleinement conquis. Un vrai œil de cinéaste semblait se dessiner avec d’autant plus d’évidence qu’elle n’avait pas œuvré à l’écriture (prise en charge par la dramaturge elle-même). Frais, plein d’idées, drôle, actuel et toujours enclin à déborder de la case au sein de laquelle on voudrait l’assigner (les échos esthétiques au giallo), le film marquait une montée en ambitions. Un an et demi plus tard, voici Simple comme Sylvain, dévoilé à Un Certain regard en mai dernier (Babysitter avait fait une petite infidélité à la croisette en se révélant à Sundance). Avant de dévoiler le synopsis, il est amusant de constater que l’héroïne de ce troisième long porte le même prénom que celle de La Femme de mon frère, en plus de partager des similitudes quant aux parcours scolaire et professionnel respectifs (la philosophie et l’enseignement). Elle peut autant apparaître telle une version plus mûre et stable de sa prédécesseur qu’un possible alter ego de la réalisatrice. Revenons à l’essentiel, il s’agit de l’histoire de Sophia (Magalie Lépine-Blondeau), professeure de philosophie à Montréal. Elle vit en couple avec Xavier (Francis-William Rhéaume) depuis 10 ans. Sylvain (Pierre-Yves Cardinal) est charpentier dans les Laurentides, terre de forêts et de pistes enneigées. Il est chargé de rénover leur maison de campagne. Quand Sophia rencontre Sylvain, c’est le coup de foudre. Les opposés s’attirent, mais cela peut-il durer ?

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Ouverture entre contrastes et chaos. Le bruit, celui d’un cartoon, accompagne le générique et ses crédits au lettrage jaune or. La musique et sa connotation enfantine impulse une première mélodie, bientôt suivie d’images du dessin animé sur un poste de télévision tandis qu’une discussion d’adultes est audible dans une autre pièce et qu’un travelling arrière dévoile la chambre des enfants. Nous entendons un dialogue immédiatement évocateur répondant à un débat très actuel sur l’utilisation du terme « droits de l’Homme » plutôt que celui plus neutre de « droits de l’être humain ». Les cris des petits et le ton enlevé des grands s’entremêlent tandis que la caméra navigue avec fluidité au milieu du tapage et du désordre. Elle dévoile quatre personnages, à commencer par l’héroïne Sophia et son mari Xavier. En dépit du contexte amical, point de légèreté dans ces joutes verbales inaugurales multipliant les sujets graves et actuels, avec énergie et précision, la dimension explicite des répliques vient davantage traduire le niveau intellectuel et d’éducation des individus, que de surligner les intentions de la réalisatrice. Cette dernière se plaît à brusquer l’anarchie qu’elle a sciemment mise en place à coup de plans courts et de zooms, capturant subrepticement les instants. En résulte une peinture quasi documentaire, parsemée de véritables trouvailles esthétiques à l’instar du plan venant conclure la séquence. Le visage de Joséphine se floute alors qu’elle vient de répondre à Xavier que « l’amour est la seule valeur universelle » tandis qu’apparaît celui de Sophia, l’épouse « trahie » et protagoniste de Simple comme Sylvain. Le bonheur du couple en ressort fragilisé, ou plutôt se révèle telle une illusion. Ils semblent davantage amis que mari et femme, à l’instar de cet échange d’un lit à l’autre, où l’objectif observe malicieusement le grand espace les séparant. Un « Je t’aime » mécanique est suivi d’un « bonne nuit » sans saveur. Ce ménage non épanoui (voir la courte scène pleine de mélancolie à la station essence) constitue le point de départ d’une romance imprévue et fondamentalement improbable. En quelques minutes, Monia Chokri impose une totalité ultra contemporaine, tout en extirpant des problématiques plus universelles, moins directement reliées à une période définie. Elle sait admirablement mêler les tons et les intentions, tant à l’écriture que sur la forme. Mentionnons dès à présent, la belle photographie d’André Turpin, chef opérateur ayant collaboré à plusieurs reprises sur des films de Denis Villeneuve et Xavier Dolan.

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L’arrivée d’un nouveau personnage clé va impulser d’un même élan changements de décor, de territoires, mais aussi de dynamiques et de perspectives. Lorsque Sophia se rend sur sa propriété secondaire qu’elle possède conjointement avec son mari en vue de travaux, une musique étrange induisant suspens et onirisme, distille une impression de rêve, le spectre de Twin Peaks n’est pas si loin. On pense également au récent Falcon Lake de Charlotte Le Bon dans lequel jouait Monia Chokri. La caméra placée à l’avant de la voiture dévoile la maison puis une silhouette, celle de Sylvain. Le mouvement de l’appareil est désynchronisé de celui de l’héroïne. Sensation d’actions duelles à l’écran, s’écrivant à la fois au son et à l’image. Il y a plusieurs récits en un. L’homme franc et sans filtre, directif et chaleureux, impose un choc des cultures à la protagoniste. La réalisatrice s’intéresse moins à l’éventuel décalage comique, qu’à l’attirance soudaine de deux opposés (différences de langages, de milieux, de mode de vie). Elle effleure sensuellement leurs visages dans des champs/contre champs ponctués d’amorces aux airs de caresses, préparant le rapprochement annoncé de Sophia et Sylvain. Parfois, le dialogue n’est pas audible, la musique prend le dessus, révélant une science certaine de ce qui doit être dit et de ce qui doit être montré. Le premier baiser, quasiment dans le noir (seulement la lumière d’une voiture), au cœur de la nuit illustre une montée du désir sexuel autant que le début de la passion. Libre, elle n’hésite pas à s’autoriser une micro parenthèse burlesque avec la chute de Sophia en sortant du véhicule, révélant le romantisme brut de Sylvain qui va porter la jeune femme jusqu’au chalet. La suite, attendue, vient définitivement attester de l’épatante maîtrise de la cinéaste. Éclairage minimal, zoom inquisiteur de l’extérieur, nous sommes témoins de la situation, laissés raisonnablement à distance de l’intimité durant leur première étreinte. Rupture, un appel tardif de Xavier engendre une digression vaudevillesque : une petite touche d’humour au sein d’un enjeu romantique pris avec sérieux et gravité. La scène suivante nous serons alors à l’intérieur, au plus près des visages. Le coup d’un soir va se transformer en coup de foudre irrésistible .

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Simple comme Sylvain s’avère aussi net et fluide que son titre, ce qui ne l’empêche pas de se montrer riche et sophistiqué. Cette comédie romantique refusant la légèreté facile, trouve son équilibre entre d’un côté, un ancrage réel, concret, empoignant sans opportunisme ni cynisme des combats très actuels, de l’autre, une dimension plus intemporelle (la passion à l’aune de la « lutte des classes »). De même que, l’approche physique (par extension sensuelle) des sentiments, coexiste avec un traitement plus théorique pour ne pas dire cérébral (les cours de Sophia invoquant Platon, Spinoza, Schopeneur, Jankélévitch, Bell Hooks), qui vient cimenter l’intrigue. L’instantanéité est systématiquement remise en contexte et/ou perspective avec une temporalité plus large ou tout simplement l’Histoire. Ces dualités faussement contradictoires font sens avec l’un des motifs esthétiques privilégiés de la réalisatrice, le reflet (généralement celui d’un miroir). Son usage permet à Monia Chokri de maximiser ses images et multiplier les possibilités au sein d’un même cadre. À l’instar de ce dédoublement du visage de l’héroïne en pleurs, ou cette scène de sexe durant laquelle elle semble plus concernée par ce qu’elle voit d’elle dans la glace que l’action. La notion d’écho s’exprime également au sens figuré, à la manière dont plusieurs séquences viendront se répondre. Le repas dans la famille de Sylvain, renvoie immanquablement à l’ouverture, le changement de registre apparent en comparaison (la nature des discussions n’a rien à voir), n’exclut pas une approche similaire où le futile ne l’est jamais réellement (les regrets de Karen en fin de conversation). La cinéaste prend toujours soin d’observer tout le monde, sans jugement, laisse à chacun l’espace pour exprimer sa vérité, se révéler dans ses atouts et ses limites, ses qualités et ses défauts. Derrière l’élégance de sa mise en forme, est perceptible la dureté d’un réel qui éprouve les individualités, la difficulté à accorder ses envies et idéaux et sentiments, la sensation d’idylle n’est que temporaire. Paradoxalement, les difficultés apparaîtront dans la romance dès lors que les obstacles constatés semblent avoir été surmontés.

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La bienveillance du regard n’exclut pas une forme de cruauté palpable, telle cette demande en mariage mise en suspens, où l’éventuelle magie de l’instant est sabordée indépendamment de la volonté des principaux concernés. Passage dur et grinçant qui n’est pas sans rappeler, sur un mode plus grave, la formidable scène d’accouchement filmée dans Comment savoir de James L.Brooks, une sorte d’accident spontané et recherché. Dans le même ordre, une séquence courte, douce et douloureuse contemple Sylvain en train de regarder un livre de peinture et prendre conscience qu’il ne pourra jamais faire partie de ce monde. Discrètement, la caméra recule derrière un aquarium, faisant du personnage un poisson hors de l’eau. Dans les rôles principaux, Magalie Lépine-Blondeau constitue une véritable révélation, juste, intense et pétillante, elle campe admirablement une femme libre et indépendante, mesurant progressivement la difficulté à se défaire des injonctions (la question de la maternité revient subtilement à plusieurs reprises dans le récit) qui lui sont (ou lui ont été) faites. Face à elle, Pierre Yves-Cardinal, essentiellement identifiable en France pour sa prestation dans Tom à la Ferme, change avec brio de registre, charmeur et sensible derrière son enveloppe « rentre-dedans ». L’alchimie évidente entre les deux participe à la réussite sans bémols du long-métrage. Œuvre complète et cohérente, Simple comme Sylvain séduit par son insolente audace (l’échange hilarant autour des dictateurs « préférés), sa maîtrise décomplexée, sa capacité à mêler candeur et sophistication, émerveillement et gravité.

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Découvert lors de la 15ème édition du Festival Lumière.

Entretien avec Monia Chokri et Magalie Lépine-Blondeau.

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A propos de Vincent Nicolet

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