Nicolas Pariser – « Le grand Jeu »

Premier long-métrage de Nicolas Pariser, à juste titre couronné du prix Louis Delluc, Le Grand jeu ranime un genre moribond dans la France 3.0 : le film politique, envisagé surtout dans sa dimension romanesque, bien plus que naturaliste.

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En revisitant intelligemment l’affaire Tarnac, Nicolas Pariser réussit un film ambitieux, à la fois existentiel et haletant dans lequel se profile une histoire d’amour.
Pierre Blum ( excellent Melvil Poupaud, nous y reviendrons) écrivain has been, rencontre « par hasard » Joseph Paskin ( André Dussolier) sur une terrasse de casino. L’échange impromptu vire à l’interrogatoire : Blum : En une minute, vous m’avez demandé si je suis joueur, alcoolique ou juif ? Le mystérieux Paskin dont le métier consiste à rendre des services lui propose un marché : Pierre écrit anonymement un essai appelant à l’insurrection, ce qui aidera Paskin à déstabiliser le ministère de l’intérieur. Las, ce pacte va surtout déstabiliser Blum et le replonger dans sa vie d’ancien sympathisant extrême gauche…
Doté d’un épatant casting (outre Poupaud et Dussolier, Clémence Poésy, Nathalie Richard, Bernard Verley, Sophie Cattani…), Le grand jeu ravit par sa virtuosité discrète et pas ramenarde pour un centime. La mise en scène est classique dans le meilleur sens du terme : de longues séquences servent d’écrins aux dialogues futés et affutés, portés par une troupe d’acteurs ad hoc – plaisir de redécouvrir l’intense Clémence Poésy. Pariser a eu une belle trouvaille de mise en scène : faire incarner cette génération érudite et cérébrale, revenue de ses idéaux, par Melvil Poupaud, véritable porte-parole générationnel de la génération X. On a suivi Poupaud enfant chez Ruiz, adolescent ou tout jeune homme chez Rohmer (Conte d’automne) et Danièle Dubroux (Journal d’un séducteur), puis adulte dans un parcours exigeant qui force le respect, jouant régulièrement dans des films ardus et fragiles. Voilà ce que dit Blum, notre alter-égo, nous qui avons quarante ans et quelques et avons cru ou croyons encore à la force de l’engagement et d’une certaine intégrité : Les années 90, je ne les partage avec personne. J’ai l’impression que pour nous, le temps ne s’est pas écoulé. Rien n’a imprimé l’histoire.
Revenons aux dialogues ciselés avec un talent rare dans le cinéma français : Pariser a l’audace d’accorder du temps à ses personnages, créant une émotion inattendue ; notamment, la belle scène entre l’ex et la future compagne de Blum où la première énonce le credo de Pierre : Une idée n’est bonne que si elle est testée et poursuit J’étais très amoureuse de lui. Il pensait que tout lui était permis, il a changé ; il est plus modeste. D’autres échanges, au contraire, font mouche par leur aspect ping-pong : Blum/Poupaud à une étudiante qui se dit engagée : C’est toi l’anarchiste et tu t’inquiètes de savoir si j’ai une carte vitale ?

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Le grand Jeu a la force d’un discours multiple : il nous captive par son suspense quasi hitchcockien : la rencontre faussement fortuite (comme on s‘en apercevra ultérieurement ), l’engrenage qui s’ensuit et par sa dimension existentielle et universelle : que fait-on des ses ambitions et de ses idéaux artistiques et politiques ? A propos de rouage bien huilé, saluons l’efficacité tout en souplesse de la scène langienne où la machine de guerre est lancée : impression du texte Lettre de Loin sous le pseudonyme de Censor, emballage du livre qui atterrit dans les librairies (clin d’œil : au côté d’un livre édité par la Fabrique, éditeur, notamment du Comité Invisible). Voilà une grande idée de narration et d’exploration politique que de se réapproprier l’affaire Tarnac, soit, pour ceux qui seraient passés à côté de cet absurde fait divers : peu après la parution d’un ouvrage signé par le  Comité Invisible : L’insurrection qui vient, le gouvernement de Sarkozy arrêta et emprisonna sans preuve aucune un groupe d’intellectuels d’extrême gauche, sous couvert de sabotage de la voie ferrée.
Dans la fiction de Pariser, des autonomes de gauche vivent en autogestion dans un village où viendra se réfugier Pierre. Laura, une des habitantes de la ferme
(Clémence Poésy) a le culot de croire encore en une coïncidence entre la pensée et les actes, ce qui deviendra un enjeu non seulement métaphysique, mais amoureux…
Taisons le reste que vous découvrirez car comme dit Paskin/dussolier « De nos jours, on vit et on meurt à l’intersection de beaucoup de mystères ».

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Le grand jeu doit son titre à Guy Debord. Laissons la parole à Nicolas Pariser : « Dans « Les Commentaires sur la Société du spectacle » décrit le fonctionnement du monde contemporain en le comparant à ce qu’on appelait le « Grand Jeu » à l’époque de Kipling, c’est-à-dire la rivalité entre les services secrets anglais et russes en Afghanistan – autrement dit, un imbroglio d’intrigues dont il est impossible de démêler les tenants et les aboutissants tellement ils sont complexes. C’était aussi le nom d’une revue surréaliste des années 20 et 30 dans laquelle écrivait Roger Vailland, un écrivain que j’aime beaucoup. On peut imaginer que Pierre Blum a pu écrire dans des revues littéraires ou sur l’art dans les années 90. Ce double sens convenait donc parfaitement. »
Film à tiroirs, Le grand jeu est aussi un film d’héritage générationnel : existentiel avec ce que Melvil Poupaud et son personnage véhiculent ; politique : pour aller vite convoquant Debord, Coupat and co… ; cinématographique : pour Lang et Hitchcock . On pense aussi à deux réussites dans le film d’espionnage français : Les Patriotes d’Eric Rochant et l’Exercice d’Etat de Pierre Schoeller. Une œuvre nourrie d’influences bien digérées qui brille par sa délicate singularité.

Mon film raconte l’histoire d’un complot qui échoue  dit Parisier dans une interview. Echec du complot, réussite du film. Le grand jeu concilie avec brio non seulement plusieurs genres mais, réconforte par l’éthique de ses personnages en reconsidérant avec pertinence un fait divers bouleversant car il incrimina des intellectuels uniquement pour leur façon différente de vivre.

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