Le titre, Anatomy of Time, renvoie à cette idée que le temps serait une entité vivante, organique et mouvante, en dehors même de la perception que l’on en a. Que l’on peut observer et ausculter au même titre que des organes.  Une anatomie symbolisée à l’écran par les horloges qui envahissent la demeure de la famille de l’héroïne, Maem, dont le père est évidemment horloger. Le mécanisme de la durée est mis à nu au cœur d’un film à la structure déroutante, anti conformiste, qui évoque la vie d’une femme à travers deux époques charnières, où plutôt deux fragments de vie : dans un premier mouvement, lorsqu’elle était une jeune femme courtisée par un militaire en pleine dictature. Puis, dans un deuxième mouvement, 50 ans plus tard, qui montre ce militaire, chef de l’armée, tombé en disgrâce, ne suscitant que mépris autour de lui. Mais, Maem continue de le soigner et se souvient de son passé.

Anatomy of Time

Copyright Damned Distribution

Le film opère des allers-retours entre passé et présent, brisant la linéarité d’un récit onduleux et opaque qui semble constamment se dérober pour mieux s’incarner ensuite. Très influencé par la culture bouddhiste, Jakrawal Nilthamrong s’est vaguement inspiré d’une histoire personnelle pour nous amener à une réflexion intime et universelle sur le temps et l’emprise qu’à celui-ci sur notre esprit et notre corps. En s’appuyant sur un scénario scindé en deux parties sur un demi-siècle, il dessine un beau personnage, Maem, aussi bien dans sa jeunesse qu’à la plénitude de la vieillesse. En évitant toute forme de démonstration, il essaie de matérialiser cette notion de temps aussi bien par une approche frontale, très physique en filmant le corps de Maem à deux époques bien distinctes, que par une réflexion existentielle, quasi ontologique, de la vie. Moins abscons que le cinéma d’Apichtapong Weerasetakhul, celui de Jakrawal Nilthamrong n’est pas affranchi d’une construction narrative classique. Il est aussi plus ancré dans le réel, en l’occurrence il fait écho à la dictature militaire de 1963 à 1973 dirigée par Thanom Kittikachorn, mais un réel teinté de mysticisme où tout n’est que signe. L’ombre du réalisateur de Memoria n’en plane pas moins dès le prologue, plan fixe sur un homme allongé dans un lit pendant qu’une vieille femme le soigne.  On y ressent la même veine cosmique, ce même désir de nous emmener dans un univers mystérieux où la nature est au cœur même des enjeux : c’est bien par le frémissement des feuilles, l’eau de la rivière, les plans en contre plongée sur les arbres, la faune grouillante que le cinéaste souhaite nous impliquer, nous faire ressentir aussi bien la sensation de la durée que l’importance des souvenirs. Maem a vécu toute sa vie avec un homme qu’elle n’aimait pas et pourtant elle n’a cessé de s’en occuper. Cette dimension n’est jamais appuyée, à peine suggérée ; elle résonne en contrepoint de ce que la vieille femme souhaite se souvenir, les regrets laissant place à la beauté du monde, même à une forme d’hédonisme dans les cinq dernières minutes, sorte de célébration du plaisir à l’approche de la mort.

Anatomy of Time

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La mise en scène est en osmose avec ce qui nous est raconté, magnifiée par le travail du chef opérateur Phuttiphong Aroonpheng : la caméra flotte, par de lents travellings nimbés d’une photographie chaleureuse, aux couleurs enveloppantes, marquées par la douceur, invitant le spectateur à se laisser aller, à se lover dans une histoire qui ne démarre jamais vraiment mais qui est traversée par une multitude d’émotions. Des émotions qui vous imprègnent par l’extraordinaire travaille sur le son sans jamais avoir recours à une seule note de musique. La réflexion philosophique parfois ardue sur l’existence et la décrépitude est moins intellectuelle que sensitive, dérivant vers une œuvre panthéiste sur le pardon. Ne retenir du passé que le meilleur, ne pas s’encombrer de l’inutile. La douceur hypnotique de la forme traduit le parcourt intérieur de Maeng, sa trajectoire définie en deux grandes étapes. Le voyage dans le temps se mérite. Il faut en apprécier ces lenteurs, son rythme engourdi et sa narration inhabituelle.

Présenté à Venise en 2021, Anatomy of Time,  deuxième long métrage du jeune cinéaste après son Vanishing Point, confirme la singularité et la vitalité du cinéma thaïlandais, assez éloigné de nos préoccupations, méditation allégorique et poétique sur la mémoire, d’une beauté plastique sidérante.

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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