Il Varco évoque la participation de l’armée italienne à la Campagne de Russie aux côtés des troupes allemandes, entre 1941 et 1943.

À titre personnel, nous nous sommes intéressés à ces événements historiques il y a de nombreuses années, en étudiant L’Homme à la croix (L’Uomo dalla croce) dans le cadre des nos recherches doctorales sur Roberto Rossellini. L’Homme à la croix, qui date de 1943, n’a rien de réaliste : c’est une œuvre de propagande. Elle comporte bien quelques éléments stylistiques et thématiques propres à l’auteur de Rome ville ouverte, mais elle est dramatiquement niaise et idéologiquement fascisante. C’est à cette occasion que nous découvrîmes le roman autobiographique de Curzio Malaparte, Kaputt (1944), et l’œuvre-maîtresse de Mario Rigoni Stern : Le Sergent dans la neige (1953).

Benito Mussolini engage en juin-juillet 1941 une partie de ses troupes dans l’Opération Barberousse montée par les Nazis contre l’URSS. Les Italiens sont en mauvaise posture sur d’autres fronts, mais le dictateur veut justement, pour cela, redorer son blason et participer à ce qui semble s’annoncer comme une victoire de la Wehrmacht sur les Bolchéviques. C’est d’abord le Corps Expéditionnaire Italien en Russie (CSIR) qui est déployé. Environ 58.000 hommes. En avril 1942, des renforts sont envoyés. Le tout forme la 8e Armée ou Armée Italienne en Russie (ARMIR), comptant environ 290.000 hommes. L’armée italienne n’est pas préparée à ce type de campagne et, alors que les Allemands eux-mêmes sont défaits à Stalingrad, elle est décimée, obligée de battre en retraite dans des conditions tragiques. L’ARMIR est dissoute en janvier 1943.

La retraite constitue un traumatisme pour les Italiens. À cause des pertes subies – elles sont estimées à 90.000 morts ou disparus -, des souffrances endurées, de la vanité délirante des décisions de Mussolini, de ce qui est considéré comme une trahison allemande – beaucoup d’Italiens reprochent aux soldats de la Wehrmacht leur mépris, leur choix de les sacrifier pour couvrir leur propre retraite (1). Une littérature abondante a été produite au cours du temps sur ces événements, et notamment des relations de faits vécus proposées par des écrivains comme Mario Rigoni Stern, donc, mais aussi Benvenuto (Nuto) Revelli (2) ou Eugenio Corti…

Deux ans durant, Federico Ferrone et Michele Manzolini ont consulté des archives, écouté et lu des témoignages. Ils ont notamment visionné des films réalisés par deux cinéastes amateurs ayant combattu sur le front russe. À partir de cette matière, ils ont créé un soldat s’exprimant à travers une voix off et parlant de son engagement en Ukraine, de ce qu’il ressent, espère et redoute : « Nous voulions incarner le point de vue d’un homme italien en plein régime fasciste. La grande quantité de matériel cinématographique – amateur comme officiel – en plus des journaux intimes de l’époque nous ont poussés à créer un personnage de fiction. Vraisemblable, très documenté, mais inventé » (Dossier de presse). Concernant l’ « harmonisation » entre les mots et les images, les premiers ont parfois été mis au service des seconds, l’histoire du protagoniste restant ainsi assez ouverte.
Ferrone et Manzolini ont cependant imaginé une vie intime et un passé pour leur soldat, les figurant fragmentairement en utilisant des images privées : « Ces images nous ont permis de créer une dimension affective, rêvée et désespérée, du personnage principal, essentielle à notre volonté d’ancrer notre homme dans son temps : son enfance marquée par une mère russe, les souvenirs d’adultes et de soldat, une femme laissée en Italie ». Ils ont aussi figuré ce qui pouvait être son avenir en insérant des images tournées dans l’Ukraine actuelle ; pour « établir un lien émotionnel, visuel et une atmosphère entre les deux époques », pour que les conflits, passés et présents, se fassent un tant soit peu écho.

Le protagoniste n’est manifestement pas un va-t-en-guerre, même s’il n’est pas non plus un opposant explicite au régime qu’il sert. Il se pose des questions, mais il sent avec douleur et peur le conflit se rapprocher, la débâcle s’annoncer. La raison en est qu’il a combattu en Éthiopie et qu’il a vu la souffrance, le martyr des populations locales. Que sa vie a alors déjà basculé dans le vide. C’est probablement pour cela qu’il est attentif et sensible au sort réservé aux Juifs et qu’il entrevoit la réalité de la Shoah (par balles).
Ses mots font sentir très fortement, avec une poésie tragique, les blessures, les brûlures profondes causées par les armes. La boue dans laquelle les militaires s’engluent, le froid qui les ronge.

L’intérêt paradoxal du film réside dans le fait que l’on ne voit pas vraiment de combats – même si l’on retiendra les images impressionnantes de fantassins tirant au lance-flammes. Toute la première moitié est constituée par le voyage que le soldat effectue depuis l’Italie jusqu’en Ukraine – en passant par l’Autriche, la Hongrie, la Roumanie. En train, puis sur les routes – en véhicule motorisé, à cheval. Et dans la seconde partie, il est question de la retraite des forces italiennes et de ce mouvement qui le pousse à déserter comme l’ont fait d’autres militaires.

Ce voyage est en vérité intérieur. Il est une tentative désespérée de retour vers les origines. Le protagoniste est en effet envoyé sur le front de l’Est parce qu’il parle russe de par sa mère. Une mère qui avait fui l’Ukraine, probablement à l’arrivée des Bolchéviques. Ce voyage ressemble aussi à une avancée vers l’au-delà, loin du chaos terrestre.
Il Varco, c’est littéralement «le passage ». Ce concept fait partie de l’univers poétique d’Eugenio Montale (1896-1981). Il peut être aussi traduit en français par le terme de « brèche ». Celle qui permet de passer – ou d’espérer passer – du côté de l’éternité (3).

Notes :

1) La thèse de la trahison allemande est mise en question par certains historiens et considérée comme relevant en partie du mythe – ces historiens rappelant les exactions commises par les Italiens.
2) Primo Levi considérait Rigoni Stern, et Revelli comme des « frères ».
3) Cf. par exemple le poème intitulé Casa sul mare (dans le recueil Ossi di seppia, 1925).

Info :

L’extrait d’un conte est entendu au début du film. Il s’intitule Le Déserteur et le diable et l’auteur en est le grand folkloriste russe Alexandre Afanassiev (1826-1871). On peut en écouter une lecture orale (par Pierre Arditi) ici : https://youtu.be/bpsPu7swl6I.

 

 

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