Un premier article sur le nouveau film de Werner Herzog qui sort ce mercredi 19 août a été publié par Olivier Rossignot la semaine dernière. Le lecteur peut en prendre connaissance  ICI. Nous proposons d’aborder aujourd’hui Family Romance, LLC sous un autre angle, complémentaire.

Pour ceux qui s’intéressent au Japon – qui connaissent le pays et sa culture, qui ont fréquenté ou fréquentent certains de ses ressortissants -, Family Romance, LLC pourra apparaître comme une œuvre saisissant quelques-uns de ses traits essentiels. Et ce, même si Werner Herzog semble parfois avancer sur une ligne de crête entre fiction caricaturale et document authentique.

Ainsi en est-il, notamment, de la première scène où le patron de la société Family Romance, Ishii Yuichi, passe un long moment avec une adolescente nommée Mahiro, dont on remarque d’ailleurs qu’elle marche d’une façon assez courante chez les nippones, les pieds tournés en dedans – « Pigeon toed », en anglais. La rencontre a lieu dans le parc Yoyogi, à Tokyo. Ishii Yuichi, qui joue son propre rôle dans le film – la société qu’il dirige existe réellement -, se fait passer pour le père de Mahiro, père qu’elle ne connaît pas. Mahiro, elle, a été choisie par le réalisateur allemand pour les besoins du film. Ishii Yuichi a passé un contrat avec la mère de l’adolescente pour jouer ce rôle, comme cela peut se passer dans la réalité, comme cela s’est effectivement passé.
Les cerisiers sont en fleurs. Les protagonistes les admirent, se prennent en photos dans le décor qu’ils constituent. La situation pourrait être considérée comme exagérément pittoresque. Sauf que la pratique du pique-nique printanier sous les cerisiers existe dans le Japon actuel. Cette fête traditionnelle qui perdure s’appelle le « Hanami » (« Regarder les fleurs »).

© Nour Films

Du Japon, des Japonais, Herzog montre aussi la fascination pour les innovations technologiques. La scène de l’hôtel de la fameuse chaîne Henn Na employant des robots, exhibant des êtres artificiels – les faux poissons dans l’aquarium – est de ce point de vue significative. Ici, Ishii Yuichi ne joue pas de rôle dans le cadre de son métier, mais vient observer des humanoïdes ayant à peu près la même fonction que lui. Celle de remplacer des êtres disparus ou absents. Le but est de combler les manques, pallier des ratés dans une société où tout est ritualisé, normé, et où les apparences doivent toujours être sauves. Il est d’apporter de la présence, de l’humanité – ou des ersatz d’humanité – auprès d’êtres qui souffrent de solitude ou du rejet de la part des autres – on se reportera au personnage de l’enfant métis dont Mahiro prend soin. Et Ishii Yuichi explique au patron de chair et d’os de l’hôtel son projet d’intégrer la robotique dans son entreprise.
La compagnie Family Romance remporte un franc succès au Japon. Ishii Yuichi emploie environ 800 acteurs. Le « Rentaru furendo » (« Location de proches ») est un phénomène de société et Family Romance n’est pas la seule entreprise dans son secteur d’activité. La première grande compagnie en ce domaine a vu le jour au début des années ’90. C’est la Japan Efficiency Corporation d’Oiwa Satsuki. En 2009, une dizaine d’entreprises ont été répertoriées (1). Elles doivent forcément être plus nombreuses à l’heure actuelle.

© Nour Films

Le rôle de Herzog a été de sélectionner les personnes qui vont être en relation avec Ishii Yuichi. On sent que certaines d’entre elles ont été choisies par le réalisateur des Nains aussi ont commencé petits (1970), de L’Énigme de Kaspar Hauser (1974) pour leur physique intrigant, pour leur simplicité d’esprit – par exemple la femme qui a gagné au loto et qui emploie Ishii Yuichi afin de revivre cet instant de bonheur où on lui annonce la bonne nouvelle…
Son rôle a bien sûr été de les filmer, souvent au plus près, de manière très physique, sensitive – c’est lui qui tient la caméra, l’équipe de tournage étant réduite au plus strict minimum, par choix et par nécessité. De travailler les images, comme il le fait avec des ralentis qui apportent une touche romantique au film, qui créent de l’émotion dans une œuvre aux allures de documentaire. La scène où Ishii Yuichi observe comme sur un écran, avec curiosité, les poissons dans leur aquarium est très mentale, onirique – jeux de reflets et de lumières.

Son rôle a été de choisir et mettre en scène les situations dans lesquelles est impliqué le patron de Family Romance. Certaines ont été inspirées par le vécu, l’expérience de celui-ci – la principale étant celle qui concerne Mahiro et sa mère (2). D’autres ont été inventées par le cinéaste, selon ses dires : « Ce qui m’intéresse est que Yuichi ne joue pas un, mais plusieurs rôles. Il doit, par exemple, incarner le père d’une fillette de 12 ans, [mais aussi] un employé d’une compagnie ferroviaire obligée de s’excuser auprès de ses usagers pour une erreur humaine – une situation que j’ai totalement inventée… » (3). Concernant cette seconde situation, on aurait tendance à croire le réalisateur, d’autant plus que, face au patron des chemins de fer locaux, ce n’est pas l’employé qui s’excuse, ce qui paraîtrait logique, mais Ishii Yuichi. Celui-ci prend sur lui la culpabilité d’un autre, il joue le rôle du fautif. Mais, étrangement, le patron de Family Romance, a décrit une situation comparable : « Habituellement, j’accompagne un salarié qui a commis une erreur. Je prends moi-même l’identité du salarié, puis je m’excuse abondamment pour son erreur. Avez-vous vu la façon dont nous disons pardon ? Vous allez devoir vous mettre les mains et les genoux sur le sol. Vos mains doivent trembler. Donc, mon client est là, debout sur le côté – celui qui a réellement commis l’erreur – et je suis prostré sur le sol en me tordant, et le patron est là, le visage rouge alors qu’il lance des invectives d’en haut. Parfois, je me demande : « Est-ce que je fais vraiment ça ? » » (4).

© Nour Films

Ishii Yuichi se retrouve parfois dans des situations où le lien avec la personne pour qui il joue devient trop fort, met en danger la santé, la vie de chacun, contrevient aux règles protectrices et strictes qu’il s’est fixées dans le cadre de son activité professionnelle – sous les piques du hérisson, animal qui apparaît dans le film, il y a une peau douce, un coeur tendre. C’est notamment le cas avec Mahiro. On peut imaginer que le cinéaste a travaillé au renforcement dramatique des tourments ressenti par Ishii Yuichi, lequel fait des cauchemars, est en proie à une lutte intérieure, sent son être se dissoudre funestement, a peut-être l’impression de se sacrifier et de s’autodétruire. Le patron de Family Romance, lors d’une conversation avec un ami, en vient à douter de la  réalité de son monde, lui qui crée de l’illusion : « Tu sais, je me demande parfois si ma propre famille n’a pas été louée par quelqu’un. Et s’ils ne sont pas tous des comédiens jouant des rôles ». Il faut savoir cependant que dans l’entretien déjà cité de 2017, l’intervieweur de The Atlantic, Roc Morin, demande : « Comment savez-vous que votre famille n’a pas été embauchée ? ». Ishii Yuichi répond : « C’est une bonne question ! Personne ne le sait » (5). C’est d’ailleurs Roc Morin qui a eu l’idée, selon Herzog, de finir le film par une scène – qui se révèle magnifique – où Ishii Yuichi rentre chez lui, mais n’ose pas pénétrer dans sa maison alors que sa fille est collée contre la vitre translucide de la porte d’entrée, à l’intérieur. Le père a peut-être peur d’affronter le réel, ne sait probablement pas s’il pourra être un vrai père pour elle (6).
Herzog puise sa matière dans le vécu du patron de Family Romance et lui donne forme filmique en la passant à travers le prisme de son regard d’occidental de culture germanique. À plusieurs reprises, nous avons ressenti Ishii Yuichi – dont la ressemblance physique avec Herzog, évidemment due au hasard, est troublante et peut créer un sentiment d’Unheimliche chez le spectateur – comme un homme qui, tel Faust, aurait passé un pacte avec le diable et paye un prix douloureux pour ce qu’il gagne et satisfait en lui. Le blouson porté par la jeune Mahiro dans le parc des cerisiers en fleurs, au début, du récit, a été choisi à dessein : y est dessiné de façon stylisée un diable, et la capuche est ornée de cornes. L’introduction, dans certaines scènes, du Notturno de Franz Schubert (1827), participe de la volonté de parer la réalité filmée de quelques tonalités du Romantisme allemand, même si Herzog a pu s’en défendre.

© Nour Films

Herzog a trouvé et pris en Ishii Yuichi ce qui l’anime, il a projeté sur le patron de Family Romance ses fascinations et interrogations personnelles, lui, le citoyen qui considère que nous avons tous constamment recours à des substituts – humains ou objets – nous servant à vivre, que nous jouons et nous nous produisons en spectacle dans notre quotidien, que nous cherchons à embellir notre existence ; lui, le cinéaste qui vit dans un univers où les artistes simulent tout en exprimant authentiquement ce qu’ils ont en leur for intérieur, où ils créent parfois du vrai à partir du faux, où ils font émerger du sublime à partir du trivial, où ils prennent parfois d’énormes risques – c’est son cas, à lui, l’auteur de Fitzcarraldo (1982) et Grizzli Man (2005), et il est célèbre pour cela.
Ce n’est pas un hasard si, dans la scène où une jeune femme aux allures sexy demande à de faux paparazzi de la photographier pour attirer les passants, augmenter ses admirateurs et amis sur les réseaux sociaux (7), le rôle de celui qui va filmer l’ensemble – au niveau intradiégétrique, donc – est confié à Ishii Yuichi, le metteur en scène de la Family Romance.

Werner Herzog pourrait presque dire : Ishii Yuichi, c’est moi.

Notes :

1) Cf. la page Wikipédia consacrée au Service de location de famille – Rental family service : https://fr.qwe.wiki/wiki/Rental_family_service

2) Roc Morin, « How to Hire Fake Friends and Family – In Japan, you can pay an actor to impersonate your relative, spouse, coworker, or any kind of acquaintance », The Atlantic, November 7, 2017. https://www.theatlantic.com/family/archive/2017/11/paying-for-fake-friends-and-family/545060/
« Morin : À quand remonte votre premier succès ?
Yuichi : J’ai joué un père pour un enfant de 12 ans avec une mère célibataire. La fille a été victime d’intimidation parce qu’elle n’avait pas de père, alors la mère m’a loué. Depuis, je suis le père de la fille. Je suis le seul vrai père qu’elle connaisse.
Morin: Et c’est en cours ?
Yuichi : Oui, je la vois depuis huit ans. Elle vient de terminer ses études secondaires ».
[Notre traduction]

3) « Entretien avec Werner Herzog – Propos recueillis et traduits par Anne-Claire Cieutat », publié dans le Dossier de Presse.

4) Cf. Roc Morin, art.cit.

5) Ibid. [Notre traduction]
Le journaliste Roc Morin a parlé de la société Family Romance à Werner Herzog après avoir réalisé l’interview de Ishii Yuichi. Herzog dit avoir tout de suite voulu réaliser un film sur le sujet. Roc Morin, qui parle japonais, en est devenu le producteur.

6) Herzog parle de cette scène finale, de sa réalisation difficile, dans une interview filmée. Cf. « Living Room Q&As : Family Romance, LLC with Werner Herzog and Francine Stock », Youtube, 16 juil. 2020 : vers 32min. https://www.youtube.com/watch?v=5nvFwfO2FHE

7) Améliorer artificiellement l’image que l’on donne sur des réseaux comme Facebook est une pratique à laquelle participe Family Romance. Cf., à ce propos, Brian Ashcraft, « In Japan, You Can Hire Fake Friends For Facebook And Instagram Photos », Kotaku, September 9, 2017.
https://www.kotaku.com.au/2017/09/in-japan-you-can-hire-fake-friends-for-facebook-and-instagram-photos/

 

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A propos de Enrique SEKNADJE

2 comments

  1. Sanroma

    Splendide analyse, psychanalyse même, de ce film ! Et tant de détails viennent enrichir la compréhension de celui-ci, ajoutant encore de la sensibilité à ce thème si étranger à notre culture et éclairant le jeu des acteurs. Et merci pour la musique dont je cherchais le titre en vain, le Nocturne de Schubert.

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