A quoi sert de tergiverser ? Pour tout amateur de fantastique, de conte, de découverte dépaysante et de poésie, ou tout simplement, de voyage, Spider s’avère une incroyable source de bonheur.

L’Art comme gouffre de la folie et l’enfer constitue un thème traditionnel de la littérature fantastique romantique : le terrain accidenté de la création ouvrant la fissure sur l’inconnu se concrétise dans une production visionnaire, présage d’un élan vers la spirale du cauchemar. L’argument de départ de Spider ressemble à une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann ou de Théophile Gautier. Un prêtre commande à l’inquiétant peintre Albert une représentation de la Vierge Marie. Ce dernier exige d’avoir Vita, magnifique jeune femme aux portes de l’âge adulte, comme modèle. Digne de la demeure de l’alchimiste de Rembrandt, l’antre de l’artiste la terrifie d’emblée. Les peintures infernales s’animent devant Vita. Sa vie va rapidement basculer, désormais peuplée d’hallucinations la conduisant au seuil de l’aliénation.

Avec ses couleurs chaudes et mordorées aux dominantes bleutées et orangées, Vasili Mass se plaît à effacer les contours, au sens propre comme au figuré, car l’image se floute, les contrastes se dissipent, créant une forme de brume qui abolit la matérialité du réel. Dans les trouées cauchemardesques les plus belles, Vita déambulera dans des lieux où se disséminent des flux de couleurs fantastiques, sombres intérieurs délabrés, ruines crépusculaires aux teintes d’apocalypse. Spider offre alors d’extraordinaires moments somnambuliques.

Spider cultive l’art de l’évasion du réel, du glissement, ce moment de basculement. Et déjà, nous y sommes. En cet amour de la frontière, il nous sera impossible de déceler ce qui dans l’aventure de Vita appartient à son imagination, à la réalité ou, à l’entre-deux – lorsque le diabolique parvient à visiter l’héroïne par l’entremise de ses songes. Même l’apaisante fin reste ambiguë, laissant s’éloigner et s’évanouir ses personnages dans un miroitement féerique. Vasili Mass se dit amoureux d’Ingmar Bergman et de fait, dès l’arrivée de l’héroïne dans ce décor insulaire où ses rêves l’envahissent au point de lui faire perdre pied – et nous avec – et de confondre fantasme et matérialité, il est difficile de ne pas penser à L’Heure du loup ; rappelons-nous ce peintre cannibalisé par les créatures qu’il imagina en tant qu’artiste. Il est probable que Mariano Baino ait également vu Spider pour son Dark Waters, avec son île immémoriale lovecraftienne et son peintre foudroyant ses toiles de ses fresques prophétiques.

Sur beaucoup de points, Spider hérite d’un sens du merveilleux à la Alexander Ptouchko, qui osait se jeter pleinement dans le fantastique construit à partir du déguisement, du trucage, voire du caoutchouc, sans craindre le kitsch. Le Vij, dans son travail sur le spectacle monstrueux, les acteurs sous des déguisements de latex, se rappellent à nos souvenirs. L’emploi régulier de la stop-motion poursuit dans cette dimension artisanale, cette élaboration des chimères, une animation de l’imaginaire pictural propre à générer un indéfinissable malaise. Si le terme grotesque est utilisé de manière régulièrement péjorative maintenant, il ne faut pas oublier combien il définissait dans le romantisme une esthétique de la grimace, entre ironie et peur. Victor Hugo évoquait sa splendeur, Théophile Gautier lui consacra un livre (1). Le Japon lui érigea l’eroguro comme autel en le mélangeant à l’érotisme avec comme représentants géniaux l’écrivain Edogawa Ranpo, le cinéaste Teruo Ishii et le mangaka Suehiro Maruo. Spider plonge donc avec délice dans cet Art de la vision, désignant une frontière esthétique, quelque part entre cinéma bis et cinéma expérimental, avec des images qui entrechoqueraient celles de Lamberto Bava et Carmelo Bene (voire Kenneth Anger, qui était lui aussi loin de fuir les fastes du kitsch). Dans des hallucinations infernales à la manière de Jérôme Bosch, le réalisateur superpose de manière vertigineuse les images, étonnante séquence de reconstitution du tableau du Jugement dernier, fascinant collage mouvant. Spider adopte une esthétique photographique assez typique du cinéma d’exploitation des années 80-90 – semblables aux productions Full Moon de Charles Band – allant de pair avec l’utilisation des fumigènes pour installer le mystère. A l’aide de glaces optiques placées devant l’objectif et d’un filtre diffusant les hautes lumières, le cinéaste entoure de halos les personnages, donnant à leur visage une aura presque angélique, poussant vers l’effet de surexposition et des scintillements dès qu’une fenêtre s’ouvre dans une pièce sombre, irradiant toute une zone du cadre. Curieusement, le tic d’époque devient ici presque expérimental, brûlant l’image vers la blancheur parfois même dans les plans d’extérieur. L’immaculé y est bien trop exacerbé pour ne pas être inquiétant.

C’est bien la poésie envoûtante des légendes populaires qu’exhale Spider. Le cinéaste cite parfois Sergueï Paradjanov ; sans atteindre la beauté expérimentale du cinéaste géorgien, Vasili Mass conduit parfois son film vers les sentiers des temps anciens, le pays des malédictions ancestrales, comme put le faire Les Chevaux de feu par exemple. Il partage avec lui cette sensation de syncrétisme où la conception chrétienne classique est rejointe par le mysticisme et le païen. De fait, Spider évoque finalement une structure manichéenne classique du combat Bien / Mal, entre l’artiste diabolique et le prêtre prêt à donner sa vie pour sortir Vita de ses mains. Le signe de croix rituel s’avère une fois de plus très efficace. Pour évoquer l’emprise dans la toile du Mal à l’image des toiles du maître, quelle métaphore plus parlante qu’une jeune femme piégée par les rets d’un Diable-peintre arachnéen ? Mais le surréalisme érotique expulse le film du décorum judéo-chrétien pour offrir de stimulants blasphèmes.

Spider propose un érotisme diaphane d’une grande douceur. La caméra effleure la peau, parcours le dos, scrute la splendeur des épaules et des seins de l’angélique Aurelia Anuzhite, comme un paysage. C’est un cinéma de la jeunesse de la chair palpitante, du paganisme, ce qui frappe encore plus lorsque Vita dénudée se promène au bord de l’eau où s’allonge sur les rochers. La sensualité ouatée pourrait paraître presque hamiltonienne, mais ce serait sans compter le trouble des contraires qui s’en dégage, entre émotion inhérente à l’évolution physique et l’épouvante de sa transformation. Comme pour mieux contraster avec le rythme contemplatif du doux éveil aux sens, les visions déraisonnables viennent bouleverser cette pureté quasi liquide, la monstruosité contaminant l’étreinte, renvoyant aux gravures de Alfred Kubin, à ses copulations contre-nature avec des créatures des ténèbres – ici, une araignée géante s’agrippant au corps nu de Vita.

Cette confrontation de l’ombre et de la lumière illustre habilement le tiraillement entre la pulsion et la culpabilité, une forme de matérialisation de la psyché de Vita, partagée entre la tentation et le refoulé. Spider approche avec beauté et poésie cette entrée dans l’âge adulte dominée par l’attirance et la peur de la sexualité, d’un charnel tour à tour anxiogène et éthéré. La bête fantastique constitue alors une belle allégorie du chaos intime provoqué par l’appréhension de son désir et de son animalité.

Aspect technique

Très beau master parfaitement ouaté que nous offre Mondo Macabro, restituant toutes les subtilités de la direction photo. En supplément, l’éditeur nous propose un entretien d’une demi-heure avec Vasili Mass évoquant notamment en quoi Spider constituait un ofni dans la production soviétique de l’époque. Le cinéaste rappelle néanmoins que l’érotisme y était en vogue. Il se remémore le tournage, la découverte du talent de sa jeune actrice Aurelia Anuzhite. L’entendre parler de sa passion pour certains cinéastes plus avant-gardistes et liés aux arts plastiques tels que le grand Sergueï Paradjanov, est un enchantement ! Ceci explique d’autant plus ce fusionnement dans Spider entre cinéma bis et cinéma plus expérimental. Spider demeure un objet unique, « autre », indispensable aux cinéphiles avides de découvertes et adeptes du monde de l’étrange.

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(1) Rappelons que le terme grotesque est emprunté de l’italien (pittura) grottesca, « (peinture) de grotte ». D’après le Dictionnaire de l’Académie française : »dans sa première acception il définissait des personnages ou objets entremêlés d’ornements de fantaisie et d’arabesques, qui décoraient certains édifices de la Rome antique découverts à la Renaissance ». En littérature , il s’agit d’un « genre caractérisé par le goût du bouffon et du bizarre ». Dans l’ère romantique, Victor Hugo définissait cette révolution artistique en affirmant que l’esthétique nouvelle devait entremêler deux grandes directions : le sublime (le tragique humain, le beau transportant) et le grotesque (l’art du trivial, du bizarre, du comique) présageant de l’absurdité surréaliste. Ces définitions s’accordent totalement à l’univers de Spider.

Spider (Lettonie, Union Soviétique, 1991) de Vasili Mass avec Aurelia Anuzhite, Romualds Ancans, Saulius Balandis, Liubomiras Lauciavicius. 
Blu-ray édité par Mondo Macabro

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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